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rien ne soit perdu, qu’il soit tiré le plus judicieux parti de tous les biens comme de toutes les dispositions. Et nous sommes conduits, tant pour éveiller et stimuler les facultés inventives que pour installer « the right man in the right place » à la recherche des capacités…

C’est dans l’espoir de les découvrir (pour les rétribuer un jour dans la justice) en associant déjà, par l’initiation et la discussion, les travailleurs à la marche de l’entreprise ; c’est pour amener les travailleurs à la conscience de leurs aptitudes afin qu’une fois reconnues « ils les cultivent et les emploient au mieux de l’intérêt général » que Godin institue l’expérience ‒ d’idée fouriériste ‒ des groupes et unions de groupes. Mais, décidé à sauvegarder « par de prudentes limitations une industrie édifiée par quarante ans de labeur », non seulement il n’y introduit rien de la dispersion chaotique des « touche-à-tout » de la Phalange, mais il circonscrit l’activité même des groupes au cadre précis d’une « fabrique d’appareils de chauffage et à la bonne administration d’une cité ouvrière » et, sans lui accorder l’initiative des décisions, borne leur tâche « à une mission d’examen et d’études ». Quoique fidèle aux principes de la série fouriériste, il n’en abstrait pas les éléments, se préoccupe au contraire de les mettre en œuvre dans un milieu courant, susceptible par son assimilation ou ses réactions, de faire apparaître ou l’erreur ou la perspicacité de ses conceptions. Il crée des groupes correspondant aux multiples services élémentaires, tant du Familistère que de l’usine, et attachés à leur perfectionnement (116 à l’usine, 46 au Familistère)…

À l’entrée et pour base à leur fonctionnement, il y a l’attraction, seul facteur entraînant l’adhésion, quelle que soit la spécialité professionnelle. « Il faut que chacun s’interroge librement et découvre vers quels travaux le portent ses tendances naturelles. » (Doc. biog.) En pénétrant dans le groupe où l’appellent ses affinités et où rien ne l’emprisonne pour le lendemain ‒ la papillonne de Fourier retrouve ici sa place ‒ chacun pourra porter ses préoccupations dans des branches fermées, par le métier, à son activité quotidienne. « Le travailleur cesse d’être l’automate vivant qui se désintéresse de tout ce qui n’est pas la tâche fastidieuse que lui a imposé la division du travail » (J. P.). Appelé à faire, à la faveur du groupe, des incursions dans tous les compartiments du travail, il en saisira les rapports et la dépendance, apercevra les liens qui rattachent son effort ‒ pour lui isolé jusque là et comme incohérent ‒ à ceux des autres catégories de travailleurs. Au sein du groupe s’effacent également, devant le souci des intérêts solidaires, la hiérarchie des fonctions extérieures. Et, dans la confraternité des situations un instant confondues, apparaît l’attachement partagé à l’œuvre commune et à la charge suprême de ses destinées… D’autre part, à ces groupes primaires se superposent les unions, constituées par les bureaux élus des groupes. Dans l’esprit de l’animateur, ces groupes coordonnés doivent conduire à la représentation équitable des travailleurs dans les « Conseils supérieurs de l’association ». Ainsi, de proche en proche, s’élevant au-dessus de cette spécialisation du producteur, si souvent incompatible avec ses goûts et ses dispositions, le travailleur peut être appelé jusqu’au « gouvernement de la chose commune ». En même temps, par le suffrage, les pairs deviennent « juges des capacités et de leur rétribution ». Et voilà étendues à l’administration industrielle les conquêtes de la politique, et préparée l’accession de cette démocratie économique, prévue par les harmonies fouriéristes.

D’un autre côté, ayant appris à l’école de Fourier à mesurer le pouvoir sur l’âme humaine de ces mobiles inférieurs que sont « l’ambition, l’intérêt, la vanité, l’amour de la notoriété », il s’ingénie à mettre en jeu cette émulation, appelle à son secours la cabaliste. Sachant que les modernes sont demeurés, comme les

primitifs, attachés aux colifichets et aux distinctions, il continue à distribuer les « satisfecit » (Tableau d’honneur, couronnement des meilleurs ouvriers, médailles, diplômes, etc…) « en récompense de la valeur et de l’initiative ». Enfin, la rétribution des séances, les « gratifications proportionnelles aux services rendus », la participation (amorcées) aux bénéfices industriels constituent l’entraînement propre de l’intérêt… Il espère aussi que, par les causeries utiles auxquelles le groupe lui donne l’occasion d’assister, se développera chez l’ouvrier le goût d’une culture appropriée à ses fonctions. Il se garde ainsi d’avance de l’écueil qui guettera les Universités populaires et toutes créations qui, loin du métier autour duquel gravitent ses soucis, tenterons d’entraîner, sans transition, le travailleur dans le monde étranger des connaissances générales…

Les femmes, mêlées aux pénétrations spéciales du Familistère, intéressées, par leur fonction domestique, aux appareils ménagers que fabrique l’usine, « sont invitées à apporter dans les conseils leur aptitudes toutes spéciales ». Ainsi sera en partie comblé ‒ par l’attachement de tout le groupe familial à l’œuvre productrice « le fossé que la vie d’atelier a créé entre l’usine et le foyer »…

Enfin et surtout, « les qualités professionnelles, suscitées ou développées par la pratique des groupes, doivent s’épanouir en vertus sociales » (J.P.) ces vertus sociales qui seront l’assise la plus ferme de « ce premier temple où le culte de la vie humaine sera pratiqué pour le plus grand bien de tous les hommes » (Doc. Biogr.). Car, répète Godin (et ce thème est comme le leitmotiv de ses « homélies » à son personnel) l’association, vers lequel est orienté tout un faisceau de tâches convergentes, « suppose entre ses membres plus que le simple lien d’intérêt. Elle est une application pratique de la morale suprême, l’amour de l’humanité. Il faut donc que cet amour soit éveillé dans le cœur des hommes pour que ceux-ci soient réellement propres à instituer entre eux ce mode supérieur d’organisation… Nous avons, pour nous attacher au régime de l’Association, des motifs autrement puissants, larges, féconds, pleins de consolation et d’espérance que ceux d’une répartition problématique des bénéfices »… Mais hélas ! le fervent évocateur constate combien, « plus que les notions de doctrine générale, quelque importantes qu’elles fussent pour l’orientation morale de leur vie, les intéressent les éclaircissements rapprochés de leur bien-être immédiat ». Au lieu de « cette interpénétration, de cet échange perpétuel d’hommes, de lumière et de services » dont il avait prévu le rejaillissement fécond, une pâle sollicitude se crispe aux barreaux du métier… À quelle coupe d’amertume incessamment remplie s’abreuvera celui que, plus encore qu’en matière, passionne la survie de son œuvre en esprit ! Devant l’inaptitude foncière de ceux qui l’entourent à s’élever au-dessus de l’angle habituel du salariat et à voir l’entreprise autrement qu’en rouage incompétent, passif et routinier, que d’énergie et de foi ne faudra-t-il pas pour maintenir tendue sa volonté d’aboutir ! Les désillusions répétées qui, pendant plus de vingt ans, attendrons l’initiateur, le déchirerons à entendre tant de fois sa voix résonner seule dans cette foule ; les multiples aspects des étapes (règlements d’atelier, désignation des surveillants, détermination du mérite et de ces capacités, fixations des salaires par les intéressés, améliorations dans les conditions du travail ou de la fabrication, manifestations inventives, etc…) qui sont comme d’inlassés rappels à la vie, d’une activité suspendue en fait aux interventions continues d’un homme ; l’existence anémique et précaire à laquelle sont condamnés les groupes, malgré la transfusion permanente d’une bonne volonté obstinée, tous