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dans les sciences, même si elles ont contribué à réduire la fréquence des luttes entre les peuples, en ont favorisé l’ampleur et qu’elles les ont rendues plus meurtrières. Les hécatombes récentes et celles vers lesquelles nous entraînent de nouvelles techniques, en soulignent assez d’elles-mêmes, non seulement l’horreur, mais (vue du point de vue général et humain) la stérilité, pour que nous hésitions à les considérer comme la condition d’un plus sûr devenir. Les oppositions hostiles nous semblent évoluer davantage vers l’anéantissement des arts et la mise au tombeau des merveilles mêmes de l’industrie qu’en soutenir l’essor et, plutôt qu’ouvrir l’apogée d’une civilisation, la guerre en préparer le suicide. Mais peut-être est-ce là le cycle déconcertant des créations humaines que de se précipiter à l’abîme avec les générations qui lui ont prêté leur génie ? Si des siècles de douloureux redressements ressuscitent sur leurs ruines une civilisation nouvelle, les fouilles de 1’histoire lui permettront d’enregistrer « le grand rôle qu’elles ont joué dans la marche du progrès… ».

Nous venons de soupeser le corps de l’histoire et d’en tâter l’humanité. Autre chose est l’enseignement… La latitude nécessaire, féconde, laissée au chercheur jusqu’aux extrêmes limites de sa nature — de prospecter et d’ébranler, partout et par tous les moyens, les réalités, devient un danger quand l’histoire, de reconstructive va se faire diffusante, quand, condensée en manuels, elle doit revenir à l’enfance et au peuple, quand nous passons à la répartition de ses connaissances. Ici, plus de fantaisie expérimentale, plus de projections imaginatives, mais la plus circonspecte agglomération et l’appel égal et méfiant des thèses, sans élection, sans — pour aucune — un importun droit de cité… Car, cette fois, nous consignons des « résultats ». Et nous allons les apporter, les communiquer… Et nous risquons d’offrir l’erreur, partout pendante.

Pouvons-nous, devons-nous enseigner l’histoire aux enfants ? Et, dans l’affirmative, quel sera l’esprit des ouvrages qui en contiendront les notions, la méthode des maîtres qui les accompagneront ? L’opportunité de cette instruction se présente sous deux aspects : les circonstances de l’âge, l’utilité d’un enseignement historique. D’une part, la période ordinairement consacrée à l’éducation infantile permet-elle d’aborder l’étude de l’histoire : 1° sans dogmatisme ; 2° sans prématurité ; 3° sans propagande ; 4° sans mensonge. D’autre part, quel peut être, au regard de l’avenir de l’enfant, l’avantage de l’enseignement de l’histoire : 1° en tant que facteur du développement de ses facultés ; 2° en tant que document pratique ; 3° comme élément de culture générale. Enfin, comment, dans le milieu restrictif de l’école officielle, devons-nous mettre l’enfant en présence de l’histoire ?… Je pose à la base de cet exposé (réserve théorique, précision nécessaire) la conviction partagée avec la plupart des éducateurs de large esprit moderne et avec maints précurseurs, et qui se rattache à notre conception de l’éducation en général — que l’éducation n’a pas à s’enfermer dans le cadre d’une école. Mais j’admets, en présence des faits ambiants : 1° que les circonstances contraignent, la plupart du temps, à départir l’éducation dans ce milieu spécial ; 2° que l’école, pis-aller général, est mal faite ; 3° que pour longtemps encore elle sera le terrain courant de l’éducation publique ; 4° qu’elle risque d’y rester de même sous le contrôle souverain des États ; 5° que la durée de la scolarité publique est un obstacle à certaines réformes dont les gouvernements toléreraient l’introduction parce qu’ils ne les jugent pas directement dangereuses (reculer l’âge d’enseignement de l’histoire, par exemple) et dont bénéficieraient les méthodes ; 6° que les conditions sociales, qui éloignent de l’étude l’enfant du peuple à l’âge où elle lui serait le plus profitable, condamnent toute espérance d’élargir — dans la société

actuelle — le temps de présence à l’école… C’est donc à l’école surtout que nous allons examiner l’histoire enseignée, son esprit, ses visées, ses procédés, ses répercussions, là que nous en noterons les bienfaits ou les ravages et signalerons, le cas échéant, les attitudes réactives qu’elle entraîne et le caractère des résistances qu’elle soulève… Nous ne présenterons ici que l’essentiel des questions d’un problème complexe et, par divers côtés, souvent troublant. Et nous mettrons en garde nos lecteurs contre ce que certaines idées, par suite des lacunes inévitables de ce raccourci sans nuances, pourrait, à tort, présenter d’absolu…

Cette histoire incertaine, même transfusée loyalement dans les manuels, fidèlement transmise par les pédagogues, faut-il — et devons-nous — l’enseigner ? Et d’abord, qu’enseigne l’histoire ? Et quel but poursuit-on ? Les deux questions se tiennent : le pourquoi explique la matière exigée par les programmes scolaires. Ce qu’elle offre, il est avant tout dans les manuels… En les abordant, soulèverai-je, après Rousseau, Lacombe et d’autres, un procès toujours pendant, dans lequel l’histoire n’est pas l’accusé le moins considérable. A la question du manuel historique, mis de bonne heure, comme un catéchisme entre les mains des petits, rattacherai-je les dangers généraux des connaissances jetées a priori, avec l’écrit, — et servies par son aisance, son prestige —, sur le chemin de l’enfant ? Agiterai-je encore la question de la prématurité du livre en éducation ?… N’oublions pas cette forte pensée de Chamfort : « Ce qu’on sait le mieux, c’est : 1° ce qu’on a deviné ; 2° ce qu’on a appris par l’expérience des hommes et des choses ; 3° ce qu’on a appris, non dans les livres mais par les livres, c’est-à-dire par les réflexions qu’ils font faire ; 4° ce qu’on a appris dans des livres ou avec des maîtres. » Je pense, avec Jean-Jacques, qu’ « un des meilleurs préceptes de la bonne culture est de tout retarder autant qu’il est possible », qu’il ne faut rien précipiter, et surtout ne point apporter en face de l’enfance les notions douteuses sur lesquelles aura déjà tant de peine à s’exercer le jugement de l’homme fait. Ainsi l’histoire. Quand l’âge aura donné aux regards de l’esprit — que diable, laissez auparavant travailler la rétine ! — toute leur acuité et que la vie aura contrebalancé d’observations et d’expériences les affirmations de l’imprimé, lorsque vous présenterez devant le jeune homme les tables de l’histoire, il sera frappé, lui aussi, « du nombre de cordes et de poulies » qui, sur la scène de l’univers, abusent les spectateurs… Laissez en l’enfant, se prolonger l’animal. Nous sommes toujours à dompter la nature, à la chasser au plus vite de la vie des enfants — possédés qu’on exorcise ! — comme si nous n’avions pas d’autres victoires à remporter. Quittons ce catholicisme de l’éducation qui, dès l’aube, déjà poursuit les sens. Dans l’enfant, et autour de lui, laissez subsister aussi longtemps que vous pourrez le concret et le vivant — et se développer les instruments du concret et s’organiser en lui la vie. Ne le troublez pas avec cette hâte par les interventions de votre logique savante, si éloignée de la logique de ses instincts. Qu’opèrent d’abord ses préhensions, ses perceptions, non vos idées, vos abstractions. Faire un enfant « raisonneur, disputeur, critique ? » Attendez, n’étouffez pas la vie ! Faire un enfant « érudit », accumuler dans son petit cerveau le chaos de « mille choses toutes faites, de choses mortes, et par fragments morts, sans qu’il en ait jamais l’ensemble » vivant ? Attendez, n’assassinez pas son esprit !… Écoutez parler d’abord — avant d’enseigner — ses droites, ses autonomes découvertes. Effaçons-nous (nous, les « maîtres » et vous, les livres) avec notre prétendue sagesse, notre expérience. Assez tôt, trop tôt, se tissera la sienne, comme une chape de brume sur sa vie claire. Écoutons-le d’ailleurs. Il a beaucoup à nous apprendre. Et nous avons, à ses ques-