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sans de « cet enchaînement de sottises et d’atrocités qu’on appelle histoire » (P.-L. Courier), la civilisation qui dégage douloureusement d’entre les décombres ses bras meurtris. Mais il « saura reconnaître tout ce qu’a fait pour lui la République », dernière en date des aventurières de l’histoire… C’est là tout le « jugement » que l’on cultive !… « Supprimer l’histoire, me répliquait avec ébahissement un directeur d’école, mais ce serait nous ramener avant Duruy ! » Ou vous entraîner plus haut que vos partis, Monsieur !

Devons-nous enseigner l’histoire ? Tolstoï trouve cet enseignement préjudiciable ; Spencer, dans le classement des connaissances par ordre d’importance décroissante, situe l’histoire au quatrième rang et encore (il la considère en philosophie) comme « l’étude des phénomènes du progrès social ». Pour Charles Delon, « l’histoire n’est pas une science d’enfants, mais une science d’hommes faits et de penseurs »… L’histoire suppose des généralisations que répudie l’esprit enfantin. Pour lui aride en est la matière et si la leçon d’histoire met en joie l’écolier, c’est parce qu’elle est la porte ouverte sur les belles histoires et qu’elle est une évasion de l’école. Il se moque de l’histoire de ses ancêtres et bâille à nos abstractions, qui l’ennuient : rien n’est plus caractéristique que l’accueil sans grâce qu’il fait aux chapitres d’histoire politique et aux variations dynastiques. L’histoire est une anticipation sur la maturité de son esprit et le niveau de ses assimilations intellectuelles… L’exaltation permanente — l’exposé objectif n’en écarterait pas l’empreinte — de l’astuce et de la violence constituent d’autre part une pression de la plus basse immoralité. Car l’histoire en même temps qu’une chronologie rebutante qui exaspère la mémoire… est un étalage de tous les vices et de tous les crimes. On n’est pas très sûr, on l’est même fort peu, de l’exactitude des faits, mais on s’attache à la précision des dates. Et l’on s’efforce de concentrer l’attention sur un certain nombre d’individus d’apparence providentielle, en choisissant, dans les actes de ces individus, les plus répugnants et les plus abominables pour en faire la substance de l’enseignement. Ce ne sont que guerres, massacres, parfois ruses diplomatiques ; les supplices, les persécutions, les assassinats agrémentent le récit et viennent en rehausser l’intérêt… On ne voit guère que cela dans l’histoire telle qu’elle est enseignée aux enfants, en sorte qu’au point de vue moral, on peut affirmer que c’est l’enseignement le plus déplorable et le plus funeste de tous, car il en ressort la glorification continuelle de la violence contre la faiblesse, de l’imposture contre la vérité. Si, comme le disait Leibnitz, on peut, « avec l’éducation, transformer un peuple en cent ans », quelle formidable pesée régressive doit exercer sur les peuples l’histoire que nous connaissons. L’enseignement de l’histoire participe du reste — je l’ai souligné déjà — de « cette erreur pédagogique qui consiste à croire qu’il faut faire de l’enseignement à l’école, j’entends surtout cet enseignement livresque ou verbal de choses que l’enfant ne peut ni s’assimiler ni comprendre ». (J. Fontaine). Tant que l’éducation, d’ailleurs, sera aux antipodes de ce principe de Ruskin : « donner de l’éducation à un enfant, ce n’est pas lui apprendre quelque chose qu’il ne savait pas, c’est faire de lui » (l’aider à se faire) « quelque chose qu’il n’était pas », l’enseignement ne sera, sur l’enfant, qu’une trompeuse accumulation de mots sous lesquels les hommes se débattront longtemps. Écoutez le conseil de praticiens avisés : « Ce n’est pas à l’école primaire — ne recevant que des enfants de 6 à 13 ans — qu’on doit donner cet enseignement (histoire, morale, instruction civique), parce que ce sont là des enseignements de propagande dont la place n’est pas à l’école élémentaire, parce que nul n’a le droit d’imposer, ou seulement de proposer, à l’enfant, sur les questions dont ils traitent, des opinions toutes faites. » (Dé-

claration de la Fédération de l’Enseignement, 1910)

Si vous la donnez à l’école (solution provisoire, pis-aller de contrainte, sacrifice de circonstance), quelle que soit l’histoire que vous offrez, ne la faites pas descendre au-dessous des dernières années de la scolarité et soupesez-en incessamment, scrupuleusement, du point de vue de la puissance d’homme qui réside en l’enfant, les méthodes d’initiation. Et sauvez non seulement l’enfant des histoires mensongères de l’histoire, mais gardez-le le plus possible de tout ce qu’elle comporte de généralisation, de prononcé prématuré, de vieillesse raisonneuse. Si vraisemblables que vous apparaissent les documents apportés, ils vont — vous ne pourrez qu’adoucir le mal : c’est la substance même qui ne devrait pas être là — à tort se lier sous vos yeux. Vous êtes au delà des bornes qui séparent, pour l’enfant, le bien personnel de l’écho répéteur. Regardez derrière vous souvent, pour ne les dépasser que dans la mesure de l’inévitable… Donnez aux enfants des anecdotes, des faits parlants, l’image au moins de la vie. Mais pas d’enchaînements de cause à effet, pas d’autres rapprochements que les matérialités qui, dans le champ de l’enfant, s’appellent. Pas de coordination précipitée… Même non formulées, deux opinions, déjà, planent, malgré vous, sur l’exposé : celle du livre, et la vôtre ; ne jugez point. Pour l’enfant, les pires éducateurs, comme, pour un jeune homme, les pires historiens, sont ceux qui jugent. Et presque aussi dangereux sont ceux qui, insidieusement, influencent le jugement. Qu’on puisse faire de vous un éloge analogue à celui que Rousseau fait de Thucydide : « Ils rapportent les faits sans les juger ; mais ils n’omettent aucune circonstance propre à laisser (maintenant ou plus tard) juger par soi-même… Ils ne s’interposent pas, et ils dégagent le manuel, entre les événements et l’enfant : ils les mettent sous ses yeux, et ils se dérobent, pour qu’il voie… » Vous aurez ainsi conscience de faire œuvre moins mauvaise, malgré tout.

L’école d’État — qui, de nos jours surtout, se complique d’une école de classe — enseigne non pas l’histoire (en ce qu’elle a de consciencieux et de loyal), mais une histoire faite pour les besoins et les services de sa cause et la consolidation du privilège régnant. Réussir à écarter l’histoire de l’école apparaît comme un des plus beaux triomphes de la cause de l’enfant. Mais l’État y est trop attaché par ses intérêts pour se laisser dessaisir. Réagir, à l’école même, est une tâche pleine de périls, pour l’instituteur d’abord, pour l’enfant ensuite qui devient le champ clos où s’affrontent les adultes. Et cependant, au dedans de l’école, comme hors d’elle, dans la vie, la néfaste et criminelle circonvention s’accomplit. L’histoire du plus fort décrit autour de l’enfant des enveloppements d’oiseau de proie… Elle le tient… Faut-il laisser le mensonge s’implanter, la déformation s’accomplir ? Notre conscience d’homme nous jette en avant, nous crie de réagir. Qu’allons-nous faire ? Que vont faire surtout (à l’école ou dans ses parages, au sein des familles, en lectures) pour desserrer les griffes implantées, faire reculer le ravisseur, que vont faire nos instituteurs qui aiment l’enfant plus que la patrie ?… Ils défendront pied à pied la cause enfantine. Attentifs à ne pas blesser les jeunes dans leur personnalité, dans leur future conviction, ils appelleront courageusement — en face des faits altérés, des « arguments » apologétiques —, la mise en garde de la circonspection, le redressement de certaines évidences. Ils opposeront la résistance de l’examen, la « tranchée d’arrêt » des documents vérifiés. Et quand ceux-ci leur manqueront, ils suspendront, au-dessus des vagues d’assaut de l’histoire, le doute critique, la loyale, la nécessaire réserve… Tâche complexe, ardue, délicate pour ceux qui pensent que la tâche de l’éducateur n’est pas de faire sur cette ombre la clarté tremblante de ses propres vérités. Car ils ne peuvent, adversaires de la propagande à