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IGN
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Si le cerveau de l’humanité était là devant vos yeux, à votre disposition, ouvert comme la page d’un livre, vous y feriez des ratures ! »

Si les religieux ignorantins ne sont plus toujours des ignorants, il demeure dans leurs fonctions d’enseigner l’erreur, qui est pire que l’ignorance, et de pratiquer la méthode la plus détestable de l’ignorance qui est l’ignorantisme. Ils sont ceux dont il est dit dans l’Évangile « qu’ils possèdent la clef de la connaissance mais, incapables de l’employer eux-mêmes, ils interdisent aux autres de s’en servir, bien qu’elle permettrait peut-être d’ouvrir la porte du royaume de Dieu. » Les hommes enclins à la liberté ne peuvent demeurer dans leurs rangs ; les Renan, les Loisy, des centaines d’autres ont dû se séparer d’eux.

Il y a donc toujours eu et il y aura toujours un rapport très étroit entre la qualité de ces hommes et leur enseignement. Aussi, le qualificatif d’ignorantins ne leur sera-t-il jamais appliqué dans un sens trop péjoratif. Ils sont les instruments de l’obscurantisme qui, de tout temps, a entravé le progrès humain. L’ignorantin est de la famille des obscurants, des obscurantins, des obscurantistes. Les ignorantins sont parmi « les obscurants qui veulent abrutir les peuples. » (Fourier.) — Edouard Rothen.


IGNORANTISME Ce mot est un néologisme qui vient de ignorant. L’ignorantisme est « le système de ceux qui prônent les avantages de l’ignorance, ou qui soutiennent que la science est mauvaise en soi. » (Littré.) C’est « le système de ceux qui repoussent l’instruction comme nuisible. » (Larousse.) L’ignorantisme a un corollaire dont on ne peut pas le séparer : l’obscurantisme (du néologisme obscurant), qui est non seulement « l’opposition aux progrès des lumières et de la civilisation » (Littré), mais aussi l’enseignement de l’erreur et du mensonge. Boite a vu l’explication de l’obscurantisme dans ce passage de l’Ecriture : « Celui qui agit mal hait la lumière. »

Bescherelle a dit qu’il est deux sortes d’ignorance : « l’une, naturelle à l’homme, est celle dans laquelle il naît, et qui ne peut être dissipée que par l’instruction qui lui est donnée ; l’autre est celle des grands et bons esprits qui, par leur instruction même, ont appris à respecter les limites imposées aux connaissances humaines. » L’ignorance des « grands et bons esprits » est celle des hommes qui reconnaissent l’insuffisance de leur savoir comparé à tout ce qu’ils auraient encore à apprendre. « Reconnaître son ignorance est un beau témoignage de jugement », a dit Charron, et Voltaire a ajouté : « Nous sommes tous des ignorants ; quant aux ignorants qui font les suffisants, ils sont au-dessous des singes. » Mais on ne peut appeler « grands et bons esprits » ceux qui souscrivent à cette idée singulière qu’il peut y avoir « des limites imposées aux connaissances humaines ». Si sincères qu’ils soient, si bonnes que puissent être leurs intentions, — l’enfer, dit-on, est pavé de bonnes intentions, — ils sont des esprits petits et dangereux qui, consciemment ou non, participent à la besogne de l’ignorantisme et de l’obscurantisme. Car, admettre que l’esprit humain ne peut dépasser un certain degré de connaissance, n’est qu’une forme captieuse de l’obscurantisme. Ce n’est pas s’opposer à la science, mais c’est lui dire : « à partir de tel moment, tu n’iras pas plus loin », c’est marquer l’heure de ce qu’on a appelé sa « faillite ». Comme conséquence, c’est borner les espérances de l’humanité, c’est aggraver ses motifs de désespoir en lui montrant le néant d’une rédemption par son propre effort. Et c’est, au nom de l’ignorance, prétendre en savoir plus que la connaissance humaine en apprendra peut-être jamais. C’est ainsi que l’ignorance des « grands et bons esprits » dont parle Bescherelle, a toute l’hypocrisie de l’humilité

ignorantine, toute l’audace de l’imposture obscurantiste, qui opposent les impudentes affirmations de l’erreur aux scrupuleuses hésitations du doute.

L’ignorantisme a été l’œuvre des prêtres depuis le début des sociétés humaines. Il s’est organisé avec les religions, avec leurs mystères qui devaient rester impénétrables aux non initiés, à la masse des hommes, pour s’imposer à eux par la terreur et non par la raison. Ce sont ces motifs mystérieux qui font croire aveuglément aux dogmes et à leurs absurdités contre les vérités apportées par la science. L’ignorantisme, moyen des religions, était trop commode pour ne pas devenir celui des gouvernements. Les hommes ignorants sont plus faciles à gouverner que les hommes instruits. Leur ignorance les livre également au despotisme et à la démagogie des fausses démocraties, plus empressées à construire des casernes et des prisons que des écoles. Le même principe ignorantiste qui fait employer le latin dans les cérémonies de l’Église pour que les foules n’y comprennent rien, préside aux délibérations de la diplomatie secrète des États qui fait décréter ces mobilisations qui ne sont pas la guerre, mais envoient les peuples à la boucherie sans qu’ils sachent jamais pourquoi. L’ignorantisme a toujours été le plus sûr moyen de domination. C’est lui qui a formé cette patience et cette résignation des classes laborieuses sur lesquelles, disait Mme  de Staël, « l’ordre social est basé tout entier. » Il a fait les « bons esclaves » de l’antiquité, les « bons serfs » du Moyen-Age. Il fait toujours les « bons croyants » fidèles de l’Église, les « bons ouvriers » soumis au patronat, les « bons citoyens » dévoués à l’État, les « bons soldats » défenseurs de la Patrie. Il fait les « bons civilisés » qui répandent la dévastation dans le monde au nom de Dieu, de la Liberté et du Droit. Voltaire demandait : « Pourquoi, seul de tous les animaux, l’homme a-t-il la rage de dominer sur ses semblables ? Pourquoi et comment s’est-il pu faire, que sur cent milliards d’hommes, il y en ait eu plus de quatre-vingt-dix-neuf immolés à cette rage ? » Il aurait pu répondre : « C’est par l’ignorantisme que cela a pu se faire. » Mais lui-même ne professait-il pas cet ignorantisme en disant qu’il fallait « une religion pour le peuple » ? Il fallait une religion pour le maintenir dans l’ignorance, mère de la soumission, qui lui inculquait la rage de l’immolation de sa race.

L’ignorantisme dans lequel les prêtres et les despotes ont toujours tenu les hommes, a trouvé son principal argument dans le dogme du péché originel. L’homme a été chassé du Paradis Terrestre parce qu’il a voulu goûter au fruit de l’Arbre de la Science. De cette ténébreuse histoire sont sortis tous les maux de l’humanité. Aussi, pour redevenir pur et digne de Dieu, l’homme doit-il bannir toute science. « Heureux les pauvres en esprit », ils goûtent la première des béatitudes. A la connaissance, qui est la source de ses malheurs, il doit substituer la foi, la confiance aveugle qui ne raisonne pas et qui est d’autant plus méritoire qu’elle ne s’exprime que par l’adoration. Credibile quia ineptum est, disait Tertullien à propos de la résurrection du Christ : « il faut le croire parce que cela est contre la raison. » Voilà le principe. Il a un défaut qui en marque souverainement l’imposture, c’est qu’il n’est qu’à l’usage des naïfs, des « ânes à deux pieds », comme disait Manzolli, qui se laissent prendre aux embûches des « ministres de fourberie ».

Dès les premiers temps du christianisme et pendant tout le Moyen-Âge, cet ignorantisme a fait la guerre à la science, détruit les œuvres et les bibliothèques, banni la culture grecque qui dut se réfugier pendant quinze siècles chez ceux qu’on appelait les « barbares », falsifié la pensée et la langue latines, persécuté les savants et brûlé leurs œuvres quand il ne brûlait pas les auteurs en même temps. Tout ce qui était nouveau était une invention du diable, particulièrement l’imprimerie qui