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Jésus, pour donner l’instruction gratuite aux enfants pauvres. J.-B. de la Salle s’était d’abord occupé des rapports de ces frères et sœurs avec les enfants pauvres et avait contribué à faire ouvrir des écoles. En 1679, il fonda la maison qui devait former des maîtres pour ces écoles. Les élèves de cette maison prirent, en 1684, le titre et le costume des frères des écoles chrétiennes ; en même temps, ils firent vœu de chasteté. M. Vollet a remarqué à ce sujet, dans la Grande Encyclopédie, que : « cet institut est peut-être, de toutes les congrégations religieuses, celle qui a payé la rançon du vœu de chasteté par les plus nombreuses condamnations pour attentats aux mœurs. Quelques-unes de ces condamnations, comme celle du frère Léotade (viol et assassinat de Cécile Combette) appartiennent à l’histoire des Causes Célèbres. » L’affaire du frère Flamidien n’est pas moins célèbre, et tous les jours la chronique scandaleuse nous apporte de nouveaux échos de cette aberration appelée « vœu de chasteté » chez ceux qui ont eu l’inconscience ou l’hypocrisie de le prononcer. Une récente communication de la Fédération des Libres Penseurs a fait connaître qu’en une seule année, des religieux de tous ordres, parmi lesquels tant de maîtres-fourbes crient à l’immoralité de l’école sans Dieu, ont été condamnés à 142 ans de travaux forcés pour des actes contre nature. Et on ne parle pas de tous ceux qui demeurent impunis, grâce au silence de leurs victimes ou aux complicités de leurs supérieurs et de magistrats « bien pensants ».

D’une façon générale, avant la Révolution, le qualificatif d’ignorantins était donné à tous les membres des congrégations s’occupant de l’éducation des enfants pauvres et tenant des écoles élémentaires, congrégations qui étaient celles de Saint Jean de Dieu, de Saint Yon, de l’Enfant Jésus et aussi celles des Sœurs de la Miséricorde.

Tout cela est d’autant plus utile à connaître qu’aujourd’hui, avec cette bonne foi qui les caractérise, les polémistes cléricaux des Croix, des Pèlerin et autres journaux, prétendent que le mot : ignorantin est une injure inventée par les laïques pour discréditer l’enseignement des écoles chrétiennes.

Ce mot, en dehors du monde religieux, eut toujours un sens péjoratif à l’égard des frères. Ce n’était pas sans raison. L’Église, qui sait si remarquablement discerner les intelligences et les employer, ne se servit jamais, dans les humbles fonctions de précepteurs du peuple, de ses élèves les plus brillants. Les frères représentent le prolétariat dans la hiérarchie ecclésiastique. Recrutés dans les classes ouvrière et paysanne, chargés de donner aux enfants de ces classes aussi peu d’instruction que possible, il n’était pas nécessaire qu’ils en eussent beaucoup eux-mêmes ; il fallait même qu’ils n’en eussent pas pour ne pas être tentés d’en trop donner.

C’est ce principe, dans le choix, jadis, des éducateurs ignorantins, qu’on retrouve aujourd’hui à la base de l’inconcevable incurie législative et administrative qui abandonne ce qu’on appelle « l’enseignement libre » aux plus incroyables directions et le laisse sans contrôle. L’enseignement public ne peut être donné que par des maîtres offrant des garanties rigoureuses de savoir et de moralité ; mais grâce à une loi du 21 juin 1865, reliquat de la loi Falloux de 1850, n’importe qui peut ouvrir en France une école privée et y donner l’enseignement libre. Il n’est pas nécessaire d’avoir des diplômes ; il est encore moins nécessaire d’avoir un casier judiciaire net. Un scandale qui s’est produit, après bien d’autres, en 1926, a révélé qu’une de ces écoles était dirigée par un individu n’ayant même pas un certificat d’études primaires ! Toutes ses connaissances pédagogiques étaient dans le maniement d’une trique dont il usait sur le dos de ses élèves terrorisés. Il avait, parmi son personnel enseignant, un commissaire de police révoqué qui avait subi neuf condamnations pour escroqueries !… On entend d’ici les protestations des vertueuses person-

nes qui crient à « l’immoralité de l’école laïque » si on découvrait jamais dans le personnel des instituteurs publics un personnage de cette envergure, ou de celle de ces religieux qui enseignent le catéchisme selon les pratiques du marquis de Sade.

L’organisation de l’enseignement libre est celle de l’enseignement ignorantin. Elle persiste dans la loi et dans les mœurs, grâce aux complicités qu’on retrouve dans tous les régimes pour la conservation de ce qui fait œuvre d’empoisonnement public et entretient ce qu’un ministre, M. Herriot, a appelé « le mensonge immanent des sociétés ». Les livres employés dans les écoles privées ne sont pas plus contrôlés que la science et la moralité des professeurs. « Ils sont bourrés d’erreurs grossières incroyables », écrit Emile Glay. « Marchands de soupe », comme on a qualifié avec mépris les directeurs de ces « boîtes », et entrepreneurs d’ignorantisme (voir ce mot) : voilà ce que sont la plupart des dirigeants d’établissements d’enseignement libre. Certains sont, de plus, des bourreaux et des corrupteurs de l’enfance. Alphonse Daudet n’a rien exagéré lorsqu’il a dépeint dans Jack la « Pension Moronval », de même Octave Mirbeau montrant dans Sébastien Roch l’œuvre de perversion des jésuites.

Sous la Restauration, au lendemain de la Révolution qui avait, malgré tout, apporté certaines lumières dans les esprits, le système ignorantin devait paraître aussi suranné que les pompes de l’ancien régime qu’on cherchait à rétablir. Le père Loriquet, qui identifiait ce système et prétendait escamoter au profit des rois toute la période révolutionnaire et napoléonienne, n’a laissé que le souvenir d’un historien ridicule. On cherche bien vainement à le réhabiliter aujourd’hui parmi les ignorantins d’Action Française. Les libéraux de la Restauration raillèrent les ignorantins en attaquant l’obscurantisme. Béranger ne leur ménagea pas les sarcasmes :

C’est nous qui fessons,
Et qui refessons
Les jolis petits, les jolis garçons,

faisait-il chanter aux Révérends pères qui voulaient ramener l’école sous la férule d’Escobar. S’ils n’avaient fait que fesser les « jolis garçons », il n’y aurait eu que demi-mal.

M. Dupanloup disait plus tard, constatant ainsi la qualité d’ignorantins que se donnaient les frères : « Qui ne se souvient encore aujourd’hui du dédain avec lequel on parlait autrefois des écoles chrétiennes et des frères ignorantins ? » Il disait cela lorsque l’Église, réduite à réclamer pour elle la liberté qu’elle avait refusée aux autres, avait été obligée de s’adapter à des méthodes plus modernes que l’ignorantisme moyennâgeux dans lequel elle s’était si longtemps tenue en enseignant des sornettes périmées depuis des siècles. Mais elle n’avait fait que jeter du lest, et Victor Hugo ne s’y trompait pas lorsque, combattant le projet de cette loi Falloux dont les effets se font encore sentir aujourd’hui, il disait dans une énergique protestation contre le parti clérical : « C’est un vieux parti qui a des états de service. C’est lui qui monte la garde à la porte de l’orthodoxie. C’est lui qui a trouvé pour la vérité ces deux étais merveilleux : l’ignorance et l’erreur. C’est lui qui fait défense à la science et au génie d’aller au delà du missel et qui veut. cloîtrer la pensée dans le dogme. Tous les pas qu’a faits l’intelligence de l’Europe, elle les a faits malgré lui. Son histoire est écrite dans l’histoire du progrès humain, mais elle est écrite au verso. Il s’est opposé à tout… Et vous voulez être les maîtres de l’enseignement ! Et il n’y a pas un poète, pas un écrivain, pas un philosophe, pas un penseur que vous acceptiez ! Et tout ce qui a été écrit, trouvé, déduit, illuminé, imaginé, inventé par les génies, le trésor de la civilisation, l’héritage séculaire des générations, le patrimoine commun des intelligences, vous le rejetez !