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allait permettre de propager la pensée à l’infini. Ph. Chasles a dit de l’imprimerie : « L’indépendance de l’esprit en est la conséquence nécessaire et la facilité de l’insurrection s’y rattache. Tout comprendre, tout savoir ! l’arbre de la science accessible à tous ! » Il n’en fallait pas tant pour qu’elle fût abominable, aussi : « Dès le commencement du xvie siècle, les puissants virent ce qu’elle était. Ils en eurent peur… On détruisit les livres et même les imprimeries ; on brûla et l’on pendit à Londres, à Paris, à Rome, à Naples, à Sarra-gosse ; résistance frivole et impuissante, prolongée inutilement pendant deux siècles. » (Ph Chasles : Le Moyen-Age.) A la veille de la Révolution, on brûlait encore les œuvres de J.-J. Rousseau, de même qu’on brûlait le chevalier de La Barre. Aujourd’hui, comme l’a démontré une récente enquête du journal Comœdia, il y a toujours des gens qui veulent brûler des livres, ceux de Rousseau en particulier. C’est une tradition qui s’est transmise dans les collèges catholiques et les séminaires depuis la Restauration, attribuant tous les malheurs de la France (lisez, de ces privilégiés) aux Encyclopédistes.

Il est tombé par terre,
C’est la faute à Voltaire ;
Le nez dans le ruisseau,
C’est la faute à Rousseau.

Les cléricaux disent volontiers que l’Église a organisé l’enseignement puisque c’était elle, jadis, qui tenait les écoles. Ils devraient dire qu’elle a organisé l’ignorantisme. Les écoles ont été d’abord uniquement destinées à former des religieux, à recruter des adeptes, « le besoin de perpétuer les traditions religieuses et de transmettre les rites ayant rendu nécessaire une préparation méthodique des clercs destinés à recueillir la doctrine et le culte, longtemps avant que le prix de la culture pour elle-même fût reconnu des particuliers et qu’elle s’imposât aux cités comme un objet d’intérêt public. » (H. Marion : La Grande Encyclopédie). Lorsque, sous la poussée d’un esprit universitaire laïque, l’Église fut tenue d’adopter une certaine science, pour ne pas rester trop en arrière du progrès et ne pas perdre tout crédit, elle prétendit renfermer la connaissance dans ces limites dont parle Bescherelle et que les « grands et bons esprits » respectent. Elle adopta l’aristotélisme, science d’Aristote qui avait été, de nombreux siècles avant, l’homme qui « savait tout », mais que l’antiquité elle-même avait dépassé bien avant que le christianisme fût né, et elle s’y attacha désespérément, le défendant pied à pied contre le flot toujours montant du progrès.

Toutes les découvertes scientifiques ont vu l’Église dressée contre elles pour défendre l’édifice artificiel de la science prétendue « divine » établie par ses docteurs. On connaît l’histoire de Galilée ; elle est la plus caractéristique de la lutte de l’Église acharnée contre la vérité. Les conceptions de Galilée n’étaient pas nouvelles. Sans remonter aux pythagoriciens qui avaient déjà montré que le système de Ptolémée de la fixité de la Terre était faux, dès le xve siècle, le belge Nicolas de Cues avait enseigné que la Terre tournait. Cinquante ans avant Galilée, sa théorie était celle de l’allemand Widmanstadt et de l’italien Célio Calcagnini ; enfin, elle était à la base du système de Copernic. Tout cela n’empêcha pas l’Église de traiter Galilée en « hérétique » et de l’obliger à se rétracter parce qu’il avait dit que la Terre tournait ! Depuis, d’autres découvertes ont démontré surabondamment que Galilée disait vrai et que l’Église « infaillible » errait : elle n’en persista pas moins, autant qu’elle le put, contre cette évidence scientifique. Stendhal a raconté à ce sujet une anecdote amusante dans la Vie de Henri Brulard qui est son autobiographie. Il avait eu pour précepteur un abbé

Raillane. « Un jour, dit Stendhal, mon grand-père dit à l’abbé Raillane :

— Mais, monsieur, pourquoi enseignez-vous à cet enfant le système céleste de Ptolémée que vous savez être faux ?

— Mais il explique tout, et, d’ailleurs, est approuvé par l’Église. »

Tout le procédé de l’ignorantisme est là, révélé par cette anecdote. Stendhal ajoute que cette réponse de son précepteur, répétée souvent par son grand-père, acheva de faire de lui « un impie forcené ». A côté de Stendhal, combien recevaient le même enseignement qui n’avaient pas un aïeul capable de leur montrer la tromperie et qui, sur ce sujet comme sur tous les autres, devaient devenir les victimes des « ministres de fourberie » !… Certes, dans ses grandes écoles — (et c’est une des nombreuses contradictions de ses principes avec son intérêt, du « spirituel » avec le « temporel » ) — l’Église affecte d’être plus que quiconque au courant de la vérité scientifique et de l’enseigner, se réservant seulement par sa casuistique, d’en dénaturer le véritable sens ; mais encore aujourd’hui, combien d’enfants pauvres, que leurs parents sont contraints d’envoyer dans les écoles libres s’ils ne veulent pas être privés de travail par des patrons « bien pensants », apprennent toujours d’un ignorantin que la Terre est le centre de l’univers de même que Dieu a fait le monde en six jours ! On peut ainsi se faire une idée de ce que devait être l’enseignement lorsque l’Église en était entièrement maîtresse.

Le plus longtemps possible, l’Église n’ouvrit des écoles que pour former des clercs. Lorsque, malgré elle, l’éveil des esprits fit de l’instruction une nécessité d’État et que, sous Charlemagne, en 789, exactement mille ans avant l’éclatement de la Révolution française, furent créées les premières écoles pour les nobles et les hommes libres, elle s’assura le privilège de tenir ces écoles. Après, quand les villes et des particuliers en ouvrirent à côté des siennes, son privilège s’étendit sur elles pour leur surveillance et pour la vérification de leur enseignement. De tout temps l’enseignement de l’Église fut dénoncé comme celui de l’ignorantisme et de l’obscurantisme par ceux qui cherchaient la vérité. Ce fut, d’abord, dans les querelles scolastiques, par les montanistes, les ariens, les iconoclastes, les sabelliens, qui furent « les premiers protestants », dit Ph. Chasles. Puis, dans la jeune Université qui opposa Aristote à l’Église avant qu’elle l’adoptât, Dun Scott, Abélard, Arnaud de Brescia, Occam et Thomas d’Aquin lui-même avant qu’on en eût fait un saint et « le maître par excellence de la théologie et de la philosophie. » Dans les œuvres des troubadours, les prêtres étaient appelés fals prophetas (faux prophètes), maistres mensongiers (maîtres mensongers), ministros de tenebras (ministres des ténèbres), sperits d’erros (esprits d’erreur), arbres auctomnals morts (arbres d’automne morts). Dante, Pétrarque, Boccace et bien d’autres, en Italie, les jugeaient avec la même violence ; bien avant Luther, le pape fut appelé par eux l’antechrist. L’Église n’en parvenait pas moins à faire condamner ses adversaires comme, hérétiques par la justice des parlements, et cela jusqu’à la Révolution. Le prétendu gallicanisme de Louis XIV ne l’empêcha pas de révoquer l’Edit de Nantes. Les rois avaient trop besoin de l’Église pour tenir les peuples dans la soumission. Malgré tous les démêlés qu’ils eurent avec les Jésuites, les collèges de ces derniers ne cessèrent de prospérer. Lorsqu’on chassait les jésuites par la porte, ayant changé d’habit ils rentraient par la fenêtre. On le savait et on laissait faire, sachant aussi que, suivant ce qu’écrivait le cardinal d’Ossat à Henri IV : « eux seuls ont-ils plus d’industrie, de dextérité et de moyen pour contenir les peuples en l’obéissance et dévotion que les sujets doi-