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passions acquises — soudaine ou habituelles — l’instinct a un caractère frappant d’irrésistibilité, surtout quand ses manifestations visent la sustentation ou la perpétuité. Le loup affamé quitte l’abri salutaire où le cloue une peur quotidienne. L’oiseau fige dans une, lente incubation sa mobilité coutumière. La femme retourne à l’amour même après l’enfantement césarien. Mille traits attestent ainsi la tyrannie d’un appel ancré aux fibres profondes…

La nature de l’instinct ? Pour Descartes, l’instinct est purement mécanique. Pour Spencer, c’est une action réflexe composée. Pour Cuvier, c’est une imagination sensorielle préalable… Trois théories principales s’efforcent d’en expliquer l’origine, Cuvier et Jussieu y voient une « propriété exclusive et irréductible de la vie ». Elle est, pour Condillac, une habitude individuelle. L’école évolutionniste, avec Darwin, Spencer, en recherchent la source dans la démarche accidentelle devenue une habitude héréditaire

Le transformisme a pour sa vraisemblabilité des évidences aujourd’hui reconnues. Ainsi l’instinct, à l’encontre d’assertions tenues longtemps pour des axiomes ( « l’instinct est inné, antérieur à toute éducation, aveugle, uniforme, invariable et limité à un ordre spécial de faits », disait Bouillet), n’est – au moins absolument — ni aveugle, ni immuable, ni irréfléchi, ni invariablement spécifique. Et tombent, avec cette théorie, les cloisons étanches. Du réflexe à l’instinct, de l’instinct à l’activité réfléchie, un courant continu déplace les caractéristiques et des prédominances, seules, différencient les classes. Des rives, le castor traqué a gagné le milieu des étangs. L’abeille utilise les fondements artificiels de l’apiculture mobiliste, pare, en certaines contrées, aux dévastations du sphinx athropos en rétrécissant l’entrée de la ruche, va jusqu’à l’abandon — accidentel et circonstancié — de l’hexagone des cellules pour le pentagone, etc. Et si le percement d’une cellule commencée (argument invoqué par Cuvier), perforation qui la rend d’avance inutilisable, n’empêche pas l’abeille d’en poursuivre l’achèvement, la même altération répétée et systématique, attirerait l’attention de l’espèce (la nature en offre des exemples) menacée dans sa vitalité et l’inciterait à y porter sa résistance, voire un renforcement préventif.

La persistance des instincts est toute relative. Et certains disparaissent, d’autres prennent naissance dans les circonstances. Le défaut d’usage en émousse, en anéantit même d’importants (migration chez certains oiseaux, orientation chez l’homme civilisé, le vol chez les canards sauvages domestiqués, etc.). La sauvegarde en ébranle de nouveaux. Dans les terres inhabitées jadis, les animaux que ne troubla d’abord l’apparition de l’homme se dérobent aujourd’hui à son approche, etc. Il n’y a pas dans l’instinct de volonté initiale comme il n’y a pas d’intention préalable. Dans la répétition — utile à l’individu ou à l’espèce — s’est forgée sa puissance. Et il ne s’est durablement fixé, relativement cristallisé, qu’à un niveau suffisant de capacité et non sans le secours de réactions avisées… Des habitudes, sous nos yeux et dans la limite individuelle, donnent parfois à certains mouvements (observables dans la natation, par exemple, la musique instrumentale, etc.) dans la conscience apparente, ce recours instantané, cette absence d’hésitation si significatif de l’instinct…

Les traits de l’instinct sont d’autant plus accusés, sa sûreté plus grande, que les espèces ont conservé leurs mœurs et leur milieu primitifs et que leur activité se trouve bornée à la satisfaction des besoins essentiels. Plus l’animal s’évade de son cadre premier, modifie et raffine ses conditions d’existence, plus il s’éloigne aussi des bases qui sont sa garantie naturelle. Il arrive — et c’est le cas pour l’homme — à quitter le sol ferme des mouvements normaux, défensifs ou agrégateurs. Sur le

plan factice des civilisations, ses gestes désaxés abandonnent souvent le sens de leur nécessité. L’activité dispersée les répudie même au profit de manifestations épuisantes. Et le sage en vient à en rechercher le chemin perdu par les raisons de la connaissance… L’inconscience (l’échelon le plus bas de la conscience plutôt que sa négation) dont il est fait état contre l’instinct n’apparaît telle sans doute, en l’atmosphère originelle des actes, que parce que nous manque l’appareil apte à en mesurer les sensations conséquentes, enregistrées ou non au passage selon l’intensité, l’occasion, l’affluence, le sujet, etc., et que les êtres inférieurs, en leur impressionnabilité confuse, en subissent souvent les répercussions sans que rien ne les extériorise. Et la conscience (d’ailleurs toujours impressionnée, mais plus ou moins détentrice), avec l’usage, se libère dans le réflexe du souci de la conservation, comme elle le fait pour les habitudes qui, à tort ou à raison, s’incorporent à la vitalité…

De l’instinct à l’intelligence, ces deux forces longtemps dissociées par les philosophies dualistes, la science évolutive voit surtout des différences de degrés et des aspects circonstanciés. De l’instinct droit à l’intelligence avertie, il y a davantage la transposition, dans le domaine d’une vitalité élargie, par une série de chaînons progressifs, que l’abandon d’une zone où stagnent des types arrêtés pour une région où le mouvement proprement intellectuel serait l’apanage d’une race distincte et privilégiée. Mais la mécanique subconsciente des instincts primaires se complique d’une balance d’observations et subit la poussée de contraires répétés. Elle est susceptible de profondes modifications collectives qui sont davantage des adaptations que des déviations. Et l’on y découvre les rudiments d’un obscur travail de réflexion qui dépasse la zone passive des réflexes. De même le jeu rythmé de certains cerveaux ramène l’attention humaine vers les sources où s’abreuve l’élément vital et renoue le fil conservateur qu’on ne brise jamais longtemps impunément. C’est dans ces régions intermédiaires — multiples et perfides — où l’instinct brut a perdu pied et où l’intelligence (instinct peu à peu lucide et idéalisé) tâtonne, louvoie, s’égare que des méconnaissances passagères prennent l’ampleur des catastrophes. Car l’être est animé d’une vitalité souple à ce point qu’il peut, pendant plusieurs générations, entrer en lutte avec ses organes sans entraîner sa disparition. Ses instincts secondaires ne l’avertissent que faiblement. Des réactions sporadiques l’intelligence néglige le rappel. Et il se précipite à des réductions et des déchéances dont il faudra des siècles pour remonter le cours, et à des ravages et des atrophies qui seront, eux, irrémédiables. Péremptoire est la voix de nos grands besoins négligés. Et sans appel sont les sanctions qui en frappent les enfreintes. Et il faut voir la persévérance dans la ligne où ils se satisfont comme le résultat d’expériences violentes de l’espèce qu’ont payées de leur existence des individus rebelles aux commandements de la vitalité. De celle-ci l’instinct est comme le fluide tentaculaire et il traduit l’harmonieuse obédience aux exigences intransgressibles qui, au plus fruste intellect, dépêchent en émissaires les sensations.

De l’acte « instinctif » à l’acte « volontaire » est toute la distance de l’indispensable et de l’immédiat au médiat amplificateur. Deux grandes branches d’instincts orientent en effet l’activité de l’être. Vers la durée, avec les besoins d’entretien, l’instinct de conservation. Vers l’accroissement, avec les besoins d’expansion, l’instinct de curiosité… instincts individuels, spécifiques, sociaux… mouvements dont le spiritualisme situe les raisons dans la finalité et dont la cohérence continue qu’elle présuppose manque pour nous d’évidence. Dans l’immensité de l’univers et l’infini du temps