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les actes qui garantissent dans l’univers sa position, sa vitalité et son évolution propre… L’instinct n’est pas particulier aux animaux. Les plantes révèlent des instincts saisissants, telle la cuscute cherchant pour s’enrouler des végétaux vivants. Les réactions des êtres inorganiques dans un milieu modifié sont comme un embryon d’instinct…

Bory de Saint-Vincent a pu voir judicieusement, dans l’instinct, « la première conséquence vitale de l’organisation et pour ainsi dire l’essence de l’individualité animale ou végétale ». L’instinct a pour champ principal les fonctions conservatrices et reproductrices. Jusqu’au plus profond des cellules il préside au mouvement vital, assure au cœur son rythme distributeur, enseigne aux vaisseaux chylifères à démêler les sucs nourriciers… Il veille inlassablement — car le sommeil ne suspend pas son activité — sur une gamme étendue d’opérations naturelles qui trouvent dans le plaisir et la douleur leur contrôle attractif ou répulsif. Est-ce là un signe suffisant pour prétendre que l’instinct, « suite, disent certains, de la constitution de l’ordre universel », a précédé l’organe et que la faculté de discerner le bien de l’être n’a pas été acquise lentement, après des expériences meurtrières, des tâtonnements et des erreurs dont les conséquences ont pu être la mort pour des millions d’individus ? L’instinct n’est-il pas la répétition avisée d’abord et par la suite purement mécanique (jusqu’à ce stade extrême où la conscience est imperceptible) des actes favorables aux cellules ou à leurs groupements, moyens enfin découverts sur le chemin de multiples sacrifices ?…

Préalablement à la possession individuelle de certaines armes défensives, se reconnaît chez l’animal une tendance à en appeler le secours et se manifeste comme l’impatience de leur usage. Sous la poussée d’un instinct primitif et, semble-t-il, spécifique, le jeune taureau sans cornes frappe déjà de son front baissé et le chien encore sans dents mordille avec une ténacité qui souligne la prédominance d’un appareil trop lent à lui prêter son appui. Un instinct obscur, antérieur à la puberté, avertit les sexes, par son trouble, que va s’ouvrir pour eux « la source mystérieuse de volupté ». Venue du lointain des générations, à travers les prémices confuses dont la chair sent déjà le frémissement, vibre la promesse de l’essor amoureux. Dans les organes spéciaux des êtres sexués, n’y a-t-il que des affinités s’appelant et tendant à retrouver leurs conjonctions premières ? Et l’instinct génésique, dans ces organes doués de propriétés attractives, n’est-il que la garantie en quelque sorte moléculaire de l’œuvre de reproduction ?…

De ce que l’instinct semble avoir pour siège — dans les animaux sans cerveau — les fibres mêmes intéressées, s’ensuit-il que cette dispersion primitive aux injonctions localisées ne puisse rejoindre les forces qui, au sein des êtres supérieurs, opèrent, dans la région cervicale, leur concentration pour, de ce foyer, refluer à travers la vie en ondes directrices. Les spécialisations qui subsistent, au cœur même du système nerveux et font du système ganglionique le moteur des actions de conservation et de reproduction et le gardien fidèle de la vitalité, tandis que le système spino-cérébral commande aux voies de l’intelligence et de la sensibilité externe et prépare la personnalité, ces spécialisations qui, de l’enfant à l’humain accompli, révèlent des gradations d’importance et comme un transfert progressif d’attributions, peuvent n’être qu’une division du travail, tacite et circonstanciée et tendre à leur tour vers l’unité de direction dans la diversification toujours plus coordonnée de l’exécution… Faudra-t-il accepter, à un certain niveau, la rupture de l’essentielle parenté qui, sous nos investigations, semble rattacher les êtres incomplets aux espèces déjà perfectionnées, briser

l’échelle ascensionnelle par laquelle, de l’inorganique sommaire à l’organique développé s’étage insensiblement l’univers mouvant ? Admettre que dans les centres instinctifs, aux réactions locales d’automates, des ascidies ou des zoophytes par exemple, rien ne sommeille en germe de ce que seront les manifestations lucides de l’intelligence et de la volonté humaines ? Des zones où l’instinct commande en maître à celles où l’intelligence dirige au point de perturber l’économie, n’y a-t-il pas mille échanges ténus, une constante évolution, sans solution de continuité ? Où sont les bornes « prescrites » (comme dit Voltaire) au développement de l’instinct, à l’extension de ses capacités, aux modifications même de son essence ? Quand il avance que « c’est à un instinct mécanique, qui est chez la plupart des hommes, que nous devons la plupart des arts, et nullement à la saine philosophie », ce même auteur n’élève-t-il pas l’instinct sur un plan de beauté où d’autres s’obstinent à faire briller, comme un astre à part, l’intelligence ? Il souligne en tout cas, involontairement peut-être, des similitudes troublantes et condamne les démarcations aventurées…

N’y a-t-il nulle part, d’ailleurs, dans l’instinct l’embryon de l’intelligence rudimentaire ? Devons-nous regarder celle-ci comme apportée, avec ses caractères distinctifs, dans le berceau d’une catégorie privilégiée ? Et où le situera-t-on, cet apport ? Quel animal (si on ne remonte à la plante) aura le « glorieux prestige » d’avoir reçu le dépôt d’une faculté dont l’homme a tiré de si merveilleuses applications ? Nous avons quitté l’homme-roi, aux attributs célestes. Penché vers nos frères immédiats, les mammifères quadrumanes, nous discernons les traits d’une ancestralité lumineuse. Et s’ébauchent, bien au delà d’eux, les manifestations préliminaires de ce qu’on a dénommé — par opposition plus que pour sa nature exacte, l’intelligence, une intelligence qui n’est souvent — maladroit encore et dangereux en ses essais — qu’un instinct de remplacement…

La science remue péniblement les origines de l’instinct et la philosophie s’arrache avec effort, parmi tant de problèmes impénétrés, aux explications vaines, mais reposantes des divines innéités…

Considéré dans l’individu, l’instinct a pu mériter cette définition de W. James : « une faculté d’accomplir certains actes en vue de certaines fins, sans prévision de ces fins, sans éducation préalable de ces fins ». Dans l’unité passagère et limitée, le champ est trop menu où opèrent les chocs en retour et les éducations. Et une sorte d’invariabilité semble souligner dans la marche de l’instinct son aveuglement. Les rectitudes comme les redressements ne dévoilent leurs raisons qu’à travers les séries d’êtres et n’en désignent, dans le moment, au chercheur les courants décisifs gagés par des épreuves cruelles. Cependant, au fond du chat qui, sans apprentissage, bondit vers la souris, il y a la lente accumulation des habitudes d’une catégorie d’êtres qui demande à la même proie sa subsistance. Et dans le castor bâtisseur, dans l’abeille géomètre œuvre une adaptation lointaine, devenue l’habitude ancestrale, l’instinct de l’espèce. Et la souplesse, et la perfectibilité de l’instinct nous mettent en garde contre le fatalisme d’une innéité et nous font chercher dans l’hérédité le processus de sa fixation.

Si l’instinct évoque le désir, il n’est pas l’aspiration vague et comme détachée des moyens. Autrement riche et précis dans sa complexité, il constitue un tout cohérent tendu vers le but et organisé pour la réussite. Ses interventions sont d’autant plus vigoureuses qu’il ne connaît pas les tergiversations de l’intelligence qui soupèse l’inattendu, et qu’il fonce sans songer à se garer de l’inaccoutumé, sans s’effriter dans la prudence et la circonspection. Plus encore que les passions naturelles (avec lesquelles il se confond parfois) et plus que les