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souvent, un empirisme grossier préside à ces soins et à cette éducation, et des calculs sordides font confier l’enfant à des mercenaires. Plutarque a écrit : « Seule de toutes les espèces, l’espèce humaine ignore les tendresses désintéressées et n’aime que quand elle y trouve avantage ». Tous les animaux savent élever leurs enfants et il n’y a pas, chez eux, de « remplaçantes ». Plus tard, s’ils ont survécu à des soins imbéciles et à de mauvais traitements, combien d’hommes sont préparés à la lutte pour la vie, peuvent vivre par eux-mêmes sans le secours d’expédients plus ou moins funestes à leur santé, dégradants pour leur pensée et leur moralité ?

L’homme doit s’instruire dans l’art de vivre comme dans son métier ; les idées générales lui sont aussi nécessaires que le savoir professionnel. La connaissance du métier crée la liberté du travailleur dans sa profession ; les idées générales le font libre devant les autres hommes : ce sont elles qui donnent le goût de la liberté et son morceau de pain. Si le travail mécanique est de plus en plus asservi, méprisé, c’est que le travailleur est de moins en moins instruit dans son métier et c’est aussi parce qu’il est moins préparé à la vie intellectuelle et morale. L’artisan, jadis, créait les chefs-d’œuvre. Ceux-ci perfectionnaient la vie de l’artisan en même temps que la vie générale. Le capitalisme a tué le chef-d’œuvre avec l’artisan ; il a souillé le travail en même temps que l’ouvrier en remplaçant celui-ci par le manœuvre sans connaissances spéciales qui perd, dans l’ignorance de la valeur professionnelle, le sentiment de sa valeur humaine, de sa dignité, de sa personnalité, pour se fondre dans l’anonymat de la bête de somme interchangeable. Le laboureur est satisfait devant ses sillons régulièrement tracés. Le forgeron est content de lui lorsque, sous son marteau, le fer a pris une forme agréable. L’écrivain a du bonheur devant sa page bien écrite. Celui qui peut apporter dans son travail un faire personnel, pour lequel il s’est instruit, en a une fierté et une joie qu’il communique aux autres. Il défend son travail comme le fruit de son effort et de son intelligence et il se défend lui-même.

Il y a deux façons de tenir les hommes dans l’ignorance : en leur refusant toute instruction et en leur enseignant l’erreur (voir Ignorantisme). Tant qu’on a pu ne donner aux masses populaires aucune instruction, on l’a fait. Lorsque, sous la poussée irrésistible du progrès résultant de l’évolution naturelle, instinctive, vers le bien-être, on n’a plus pu pratiquer la complète ignorance, on a institué alors l’enseignement de l’erreur suivant les intérêts des puissants. L’autorité, imposée d’abord par la seule force brutale, s’est mise à argumenter, s’est fleurie de rhétorique. On a flatté la victime en paraissant s’adresser à sa raison ; on a abusé de sa crédulité au point de la convaincre que son exploitation était logique, naturelle, et qu’il n’y avait rien à y changer. La pauvre dupe résignée a dit avec ses maîtres : « Il y aura toujours des riches et des pauvres, comme il y aura toujours des voleurs et des volés et qu’il y aura toujours des guerres. Que deviendrions-nous s’il n’y avait plus de patrons pour nous faire travailler, de gendarmes pour nous garder, de soldats pour nous défendre… ? » C’est cet enseignement de l’erreur qui fait admettre, entre autres mystifications, celle du « peuple souverain », mystification sinistre, car entre l’ignorance où était tenu l’esclave et la quasi-ignorance où demeure le prolétaire actuel, la différence n’est pas plus sensible qu’entre l’ilote sur qui le maître avait droit de vie et de mort et l’homme appelé « souverain » mais dont tous les droits sont de vivre pour un patron et de mourir pour une patrie.

La liberté des individus et le progrès des sociétés sont toujours en raison directe de leur instruction. Elle ne leur donne pas automatiquement le bien-être et la

liberté, mais elle leur fournit les moyens de les acquérir. Ils le savent mieux que personne ceux qui ont systématisé l’ignorance pour maintenir leurs privilèges. Tout en s’instruisant le plus possible pour eux-mêmes, ces maîtres-fourbes déclarent : « L’instruction ne fait pas le bonheur — pas plus que l’argent qu’ils thésaurisent — au contraire, elle apporte souvent le malheur en répandant des connaissances malsaines, en excitant l’orgueil et l’ambition, en faisant des vicieux et des déclassés. Il n’est pas bon que le peuple sache trop de choses !… » Et l’humble foule bêlante répète comme un écho : « A quoi bon apprendre à lire et à écrire ?… Nos pères n’en savaient pas tant, ils ont vécu quand même. » — Ils ne cherchent pas à savoir comment ont vécu ces malheureux ! — « Nos fils en sauront toujours assez ; ils feront comme nous !… » Voilà l’état d’esprit créé dans les cervelles populaires par l’ignorance et par l’erreur. On comprend, comme conséquence, pourquoi l’état social dispense si chichement l’instruction aux enfants des prolétaires, pourquoi il la leur donne si bourrée de préjugés et de mensonges conventionnels. Il faut faire d’eux de bons serviteurs et de fidèles chiens de garde.

L’instruction n’eut d’abord, dans l’antiquité, qu’un but sacerdotal. Chez tous les peuples où le gouvernement était religieux : Indous, Persans, Égyptiens, Hébreux, etc., les écoles étaient annexées aux sanctuaires et tenues par les prêtres.

A Athènes, où il n’y avait pas de culte national, on vit les premières écoles publiques étrangères à la religion. On y enseignait aux deux sexes la lecture, l’écriture et les arts. Cet enseignement public favorisa puissamment l’incomparable supériorité de la civilisation grecque sur toutes les autres de l’antiquité (Voir Art).

A Rome, l’instruction était essentiellement privée et donnée dans les familles par des esclaves pédagogues. Les premières écoles publiques ne s’ouvrirent que sous Vespasien (Ier siècle). Elles furent l’exception à Rome tandis qu’elles se multiplièrent en Grèce, dans l’empire byzantin et chez les Arabes.

Il n’est pas certain qu’il y ait eu des écoles en Gaule, pendant la domination romaine. L’époque carolingienne vit la fondation de l’École Palatine que Charlemagne développa. Cet empereur fonda en même temps d’autres écoles sous la première poussée de l’esprit laïque qui devait de plus en plus pénétrer dans l’enseignement malgré la résistance inlassable de l’Église. Celle-ci parvint à demeurer maîtresse de l’enseignement officiel ; la Révolution elle-même n’arriva pas à supprimer son joug et il fallut attendre la loi de 1882 pour que l’instruction laïque fut établie officiellement. Le peuple apprit alors à lire dans d’autres livres que l’histoire sainte et à connaître une autre morale que celle du catéchisme. Les gens « bien pensants » s’en indignèrent et Tartufe protesta contre « l’immoralité de l’école sans Dieu !… » Ils n’avaient pas lieu pourtant de s’indigner si fort ; science et morale ne se différenciaient guère de celles d’avant. Mais si le « choléra laïque » succédait à la « peste religieuse », ce n’étaient plus eux qui faisaient la distribution.

Car nous devons constater qu’il n’y avait pas eu grand’chose de changé. La laïcité a fait faillite en ne faisant que transformer le mal au lieu de le supprimer. Elle a seulement changé les étiquettes des mensonges conventionnels toujours en cours ; elle a trop souvent accepté, au nom de l’État et de la Patrie, ce qu’elle avait rejeté venant du Roi et de Dieu.

Il y avait cependant d’excellentes intentions chez les promoteurs de la laïcité. Ils étaient animés d’un indéniable désir de progrès dans les intelligences, de liberté dans les esprits. Mais il eût fallu, pour réaliser ce progrès et cette liberté, transformer l’état social et ne pas permettre au vieux système d’exploitation humaine de