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déformé, pire que l’ignorance, le « savoir » par la foi et non par la science et la raison. L’école laisse après elle un cerveau lassé, précocement surmené, moins curieux que l’inculte sain, moins ouvert à l’enrichissement véritable. Elle fausse d’ailleurs et paralyse les facultés intellectuelles et jusqu’à l’évolution morale… L’aptitude permanente, pour l’individu, à reculer les bornes de son inconnu, se trouve comme anéantie sous le faix d’une instruction générale qui jamais ne sollicite, pour ses réalisations, un effort personnel d’investigation et l’exercice de l’initiative et du jugement. Erronée, abusive et purement quantitative, l’instruction devient pour l’enfance (pour la progéniture populaire surtout) une permanente altération et elle fait peser sur son avenir toutes les tares de l’oppression. Croire et retenir sont les axiomes de l’instruction générale et dans la vie de l’homme fait, comme à l’âge scolaire, la chose lue, les propos du maître conserveront, pour le travailleur en particulier (plus négligé d’ailleurs, dans l’adolescence, que le bourgeois au bien-être duquel coopèrent, par surcroît, les « vérités » de l’instruction) un prestige d’évidence. Il restera, au long de ses jours, incapable de redresser, par la critique, les assertions de l’imprimé, les pantalonnades du bateleur politique. Et le livre, le journal surtout (son unique pâture le plus souvent) deviendront le catéchisme où se falsifie l’opinion…

Les générations, façonnées dès le jeune âge par l’instruction publique et nourries plus tard par une presse habile et toute-puissante, continuent, presque à l’égal des masses ignorantes d’hier, à n’être que lentement accessibles à la conscience de leurs intérêts véritables et capables de discerner la voie de leur libération.

Dans le domaine pratique et immédiat, l’instruction, telle qu’elle est départie aux enfants du peuple, a eu pour résultat, entre autres, d’arracher au milieu premier les natures plus favorisées. Abusées par un acquis façadier, ces fausses « élites » ont vu l’instruction incompatible non tant avec la condition qu’avec le labeur paternel. Le vernis de « la primaire » ou de ses prolongements a exacerbé la vanité des « parchemins » ouvriers et paysans. Et ils se sont jetés, rougissant du travail des mains et de la salissante production, dans les carrières où triomphe le larbinisme intellectuel : la bureaucratie et le fonctionnarisme. Ces transfuges sont d’ailleurs les serviteurs zélés d’une classe dont ils copient les mœurs et envient les prérogatives. Et la bourgeoisie possédante s’est ainsi assurée, par l’instruction, des recrues pour ses cadres administratifs comme pour ses organismes de répression. Le prétentieux chapeauté, galonné ou seulement mis en vedette par un uniforme de laquais, détenteur considéré d’une parcelle d’autorité, saura, contre les siens, assurer, avec toute la rigueur attendue, la conservation d’un régime auquel il s’est passionnément intégré…

L’instruction dont nous dénonçons ici les tares et les fins particularistes, apporte donc des éléments multiples et précieux au dressage méthodique des collectivités. Cependant, les déracinés ne renient pas tous leurs origines. Certains sont réfractaires au modelé bourgeois et ne cèdent rien d’eux aux ambitions mesquines. Triant, parmi le fatras des prêches et des manuels, le bon grain de l’ivraie multiple, dégageant leur cerveau d’une instruction massive et frelatée, des unités s’essorent vers une intelligence valeureuse. Glanant, dans le savoir que les forces régnantes ont tenté de jeter sur eux en étouffant manteau, tout ce qui peut agrandir le domaine d’une pensée courageuse, ils mettent — et c’est le châtiment des « instructions » obscurantistes —au service du peuple et de l’humanité, leur lumière patiemment conquise et leur vouloir fortifié de science. A travers l’instruction montent ainsi — malgré les perfidies et les arrière-pensées de nos maîtres — des forces

attentives à la peine des hommes et dévouées au bien commun. — Lanarque.


INSTRUCTION POPULAIRE. L’individu arrive nu, faible, désarmé dans la vie et dans la société. Généralement, l’animal acquiert rapidement les moyens de résistance aux éléments et d’adaptation sociale qui lui sont nécessaires pour vivre. Un pelage ou un plumage le préserve des intempéries. Une prompte formation de l’intelligence, guidée par la sûreté d’un instinct reçu dès le premier souffle de vie, lui fait trouver sa nourriture, le met en garde contre les dangers et lui permet d’apporter, dès qu’il est adulte, sa contribution normale à la prospérité du groupe. L’homme, lui, reste longtemps dans son état d’infériorité primitive. Il faut de longues années de soins assidus pour qu’il acquière une santé robuste ; il en faut encore de plus longues pour la formation de son esprit et l’acquisition des connaissances nécessaires à la vie. Cet état d’infériorité aurait vite amené la disparition de l’individu humain s’il était resté livré à lui-même ; la vie en société l’a sauvé, mais comment ?

Michelet a constaté que la lenteur dans la formation est le cas des espèces supérieures. Ne nous targuons pas trop de cette supériorité de l’espèce, car ses conséquences sont trop funestes au point de vue social lorsqu’on considère comment la société sauve l’homme. Lui procure-t-elle toute la nourriture et tous les soins du corps dont il a besoin pour acquérir une santé robuste ? Met-elle à la disposition de son esprit toutes les connaissances nécessaires pour lui faire trouver, par sa propre expérience jointe à celle des autres, le bien-être et la liberté auxquels il a droit ? Non. Dans le plus grand nombre des cas, elle ne le sauve qu’à demi et seulement pour en faire un esclave de l’exploitation de l’homme par l’homme. Elle le sous-alimente pour l’entretenir dans une faiblesse physique constamment menacée de la maladie organisée socialement. Elle le sous-instruit pour le maintenir dans l’ignorance de son véritable bien. Elle ne lui permet de vivre que pour les autres, dans la misère physiologique, dans l’erreur intellectuelle, dans la détresse morale.

Plus l’espèce humaine a avancé en âge, plus elle a multiplié ses connaissances par ses observations et ses recherches, plus l’acquisition du savoir a été nécessaire à l’individu. La vie sociale est devenue de plus en plus difficile pour l’ignorant ; le temps n’est pas loin où elle lui sera tout à fait impossible. Aussi, l’ignorance a-t-elle toujours été le moyen supérieur de domination, et l’effort principal des gouvernements, on peut presque dire leur seul effort, a-t-il été de maintenir les hommes dans cette ignorance. Or, trop souvent, leur effort a été facilité par leurs victimes elles-mêmes, persuadées qu’elles n’avaient pas besoin de s’instruire, ne se rendant pas compte qu’un tel sentiment est chez l’individu un véritable crime contre lui-même et qu’il est pire que le suicide la vie à l’état de brute sans travail de la pensée et les servitudes qu’elle crée étant pires que la mort.

C’est par l’ignorance imposée ou volontaire que s’est formée la masse des « vagues humanités », des « espèces intérieures » comme disent ironiquement ses exploiteurs. C’est par elle que se maintient dans un moindre état de résistance physique, intellectuelle et morale le « matériel humain » des casernes, des lupanars, des usines et des champs de bataille où, disent les cyniques profiteurs de cet état de choses, « se régénère l’humanité !… ».

Combien d’individus, dans l’immense troupeau humain, sont véritablement instruits dans l’art de vivre ? Déjà, dans les premiers soins et dans l’éducation de l’enfant, l’espèce humaine se montre inférieure à la plupart des espèces animales qu’elle méprise si sottement. Trop