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JEU
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fabricants et d’où dérivent les poupées modernes : perfectionnées, animées et parlantes, aux tons émaillés, aux costumes habiles et aux parures de clinquant. De nos jours, l’industrie du jouet — dont Paris et Nuremberg sont parmi les berceaux et les centres les plus célèbres — s’est considérablement développée, en France et en Allemagne notamment. Avant 1914, les jouets de production germanique avaient, avec toute la bimbeloterie, grâce à leurs prix infimes, conquis le marché populaire.

Parmi les jouets universellement répandus, citons les hochets, les jouets en caoutchouc, en métal et en bois (bonshommes, animaux, véhicules, etc.), les articles en baudruche, les ménages, les montres, les instruments de musique, les boîtes de couleur et de mercerie, les personnages en carton, en étoffe, en porcelaine (poupées, bébés, clowns, poupards, polichinelles, etc.), les jouets militaires (soldats, armes, équipements, etc.), les jouets scientifiques, etc. Les jouets travaillés et constamment agrémentés d’attributs nouveaux perdent de plus en plus leur caractère général et en quelque sorte schématique, leur « âme » fruste et enfantine pour devenir, parallèlement aux progrès mécaniques, des miniatures savantes et des reproductions complexes, des œuvres achevées. Les poupées, avec leurs toilettes somptueuses et leurs gestes guindés — dames coquettes et prétentieuses ! — rappellent, avec une insistance insolente et pénible, de « grandes personnes » affranchies de l’ère riante du jeu…

On a vu — au mot jeu — l’importance du jouet en éducation et l’esquisse de sa nature et de son rôle… Nous y revenons pour quelques compléments. Il faut — répétons-le — à défaut de la cour ou du jardin, du coin de nature où l’on s’ébat, de la chambre de jeu quand la pluie survient (car les jeux de plein air demeurent les meilleurs), à défaut, hélas ! de tout ce qui manque à la famille ouvrière des cités, il faut, au moins, des jouets pour les petits. Don aisé, s’il sait être intelligent. Car les parents écarteront — ils y tombent, c’est leur travers de vanité et d’imitation — les jouets chers, qui font une brèche au budget du foyer et de l’ombre sur l’enfance. D’abord, sur son terrain de jeu, l’enfant est chez lui. Libres y seront ses mouvements, libre la disposition des bagatelles dont il peuple ses divertissements. N’allez pas intervenir si, par expérience ou par malheur, il les brise. Que nulle autorité tracassière —le regard lui-même aura l’observation discrète — ne vienne violer le refuge où la personnalité se dilate et s’essaie. Contre la dépense inquiétante vous avez l’assurance facile : n’apportez pas de jouets coûteux. Répandez les plus simples au contraire — et maints objets : pierres, morceaux de bois, menus ustensiles qui ne vous paraissent pas des jouets — mais délivrés de vos défenses et de vos menaces, de vos reprises. Rassurez-vous : vous n’aurez pas privé l’enfant, vous aurez élargi son bonheur…

« Les vrais jouets, les jouets éternels, ceux qui se retrouvent presque semblables dans les fouilles de Pompéi et dans les bazars contemporains, sont toujours des objets très simples, pareils à ceux qu’emploient les grandes personnes dans la vie pratique, mais ramenés à la taille et à la mesure de l’enfant. » (Léon Moy : Enfants et joujoux). Laissez ces jouets habiles, ces mécaniques ingénieuses. Ce jouet trop complet — au cycle défini, à l’horizon fermé — dont il ne peut changer à son gré la nature ou la disposition, bousculer l’identité par une figuration idéale, il enveloppe l’enfant d’un malaise. Il ferme d’ailleurs son champ d’action, ses randonnées imaginatives. L’enfant lui préfère ceux qui pourront (un bâton même : tour à tour meuble, clôture, instrument de musique, coursier à l’écurie ou chevauché, compagnon humain et partenaire de ses conversations improvisées) ceux qui pourront, au gré de ses jeux

changeants, supporter sans contradiction évidente les adaptations les plus inattendues. Le jouet aux structures précises, compliquées, définitives, s’il répond un instant à sa curiosité, le distrait quelque temps par sa nouveauté, emplit bientôt de trop d’exactitude sa pensée bâtisseuse et vagabonde. Il est un démenti à ses échafaudages multipliés. Il encombre d’ailleurs de magnificence toute prête un champ qu’il faudrait libre pour le jeune créateur. Le jouet savant entrave l’essor puéril par ses réalisations anticipées, prend la place aux constructions toutes neuves, et si vastes, et si pleines de charme que l’enfant, à mi-chemin du réel et du rêve, édifie. Le jouet rudimentaire demeure la matière primitive qu’il modèle, étoffe et anime. Et l’enfant l’aime pour la souplesse anonyme avec laquelle il se prête à ses fantaisies divergentes.

« Jouer, dit Léon Moy, c’est, pour l’enfant, prendre dans la réalité quelques pauvres objets matériels mais que son imagination transforme. La valeur réelle d’un jouet est dans la somme d’invention, d’illusion, de rêve que l’enfant peut en tirer. Vous vous demandez, vous grandes personnes raisonnables, quel plaisir il trouve à se trémousser sur sa petite chaise, criant et secouant une ficelle passée dans les barreaux d’un tabouret qu’il a couché par terre devant lui ? — Quel plaisir ? Mais, en ce moment, il est sur le siège d’une grande voiture ; derrière lui, il y a les voyageurs ; devant lui il y a un vrai cheval ; des pays se déroulent, fuyant derrière le galop de l’équipage ; et sur une grande route imaginaire, il aperçoit des gens. La preuve, c’est qu’il leur crie : Gare ! »

« Sa puissance d’imagination est telle qu’il voit ses jouets, non pas tels qu’ils sont, mais tels qu’il les transforme pour l’histoire où il leur fait jouer un rôle. Un grand cheval s’attelle à une petite voiture ; une armoire trop grande s’harmonise avec une table trop petite dans une chambre de poupée. La proportion se rétablit dans la petite cervelle de ce poète primitif ; de même que nos arrière-grands-pères, plus candides, donc plus poètes que nous, trouvaient fort naturels les bas-reliefs de Saint-Firmin d’Amiens, où les remparts de la ville ont à peu près la même taille que les hommes… »

Ne croyez pas que les jouets devront être, à toute occasion, remplacés. Une discrète profusion suffit, une sorte d’abondance naturelle au sein duquel l’enfant fixera l’actualité, désignera les unités en exercice. Vous qui cherchez à éblouir vos proches, et l’enfant lui-même, par des cadeaux munificents, voyez ses favoris : « Les vieux jouets sont souvent ceux que l’enfant préfère. Ceux-là il ne les voit pas vieillir ; il ne les voit pas s’enlaidir… J’ai connu, oh ! qu’il y a longtemps ! une famille de bonshommes en papier, dessinés et peinturlurés à la main… Ils avaient fini par avoir des noms fixes, des caractères, des positions sociales. Il y avait entre eux des liens de parenté ; ils se visitaient, voyageaient, avaient des aventures. D’autres jouets neufs se succédaient dans la faveur passagère. Eux, ils étaient devenus lamentables, piteux, rapiécés, recollés. C’est à eux toujours qu’on revenait. – Pourquoi ? c’est que le jouet, souvent manié a une prise habituelle et plus facile sur l’imagination ; avec lui, le rêve que bâtit l’enfant est plus vite complet et précisé. » (L. Moy).

Parents — que le snobisme égare, ou l’opinion d’autrui, le penchant à vouloir imposer, — les jouets sont faits pour la joie de vos enfants, non pour votre admiration, ni l’envie de votre entourage… L’enfant, lui, admire comme les autres, de confiance vos cadeaux somptueux. Mais revoyez-le demain, en tête-à-tête avec sa mécanique au rythme monotone, à la vie limitée, que le ressort ébranle. « Une pensée lui vient, qu’il ne va pas dire : « Eh bien, et après ? » — Après ? mon petit, mais c’est tout ; et ce sera toujours la même chose. — Or, pour l’enfant, ce petit poète, le vrai jouet, c’est ce