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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/518

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JOU
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qui peut servir d’accessoire ou d’armature au roman qu’il bâtit. Il faut que le jouet soit bien dans sa main, docile, maniable, prêt aux transformations. Ce qu’il aime dans son jouet, c’est la vie qu’il lui donne. Il faut que le jouet lui soit inférieur, comme la glaise dans la main de l’artiste qui la façonne. Cette mécanique qui produit, elle-même, son mouvement mystérieux, dépasse, domine l’enfant, lui fait un peu peur… J’ai connu un joli petit coupé mécanique, avec un joli chevalet un joli cocher, et qui faisait, tout seul, le tour d’une grande chambre. Très vite, l’enfant le relégua dans un coin, soit ennui, soit défiance. Un jour, par bonheur ! le ressort fit : Couic ! et la mécanique mourut. Alors la voiture redevint un jouet vivant, un vrai jouet qui ne devait son mouvement qu’à son petit propriétaire, et qu’il pouvait promener lui-même, à sa guise, sur je ne sais quelle route imaginaire, à travers je ne sais quelles aventures. » (L. Moy). Le jouet grandiose et distant avait fait un pas vers l’enfant, il se dépouillait de ses vertus étrangères et hostiles, il redescendait à son niveau…

Ce jouet coûteux d’ailleurs, abandonné au caprice de l’enfant, ne va-t-il pas déformer son jugement et son cœur, détruire en lui le respect futur — si sain — des œuvres du travail ? « S’il allait prendre là, cet enfant, cette idée odieuse qu’il peut bien gâter les belles choses, parce qu’il est plus riche que les autres enfants, qu’il peut bien casser les joujoux qui coûtent cher, parce qu’il y a, dans le tiroir de papa, de quoi en acheter d’autres ? » Et si vous la tirez de l’armoire, cette machine délicate, par intermittence despotique, avec votre bon plaisir de maître. Et si vous la sortez, un jour de visite, avec solennité, comme une pièce à sensation ? « Si votre enfant allait sentir cet orgueil précoce de faire envie aux autres, d’étaler un beau joujou qu’il peut avoir, lui, et que les autres n’ont pas ?… » Les jouets chers — et plus encore lorsqu’ils sont facilement renouvelés — provoquent la lassitude, l’insatisfaction croissante, la satiété désabusée. Ils engendrent un besoin de luxe stérile, après avoir paralysé les sensations du jeu. Dans les circonstances néfastes que crée l’affection sans fermeté, la direction sans boussole — ou la pédante libéralité qui, ailleurs, la supplée — l’enfant, désorienté, ne voit plus la variété qu’à travers l’expression d’un désir dévoyé et le jeu que dans l’acquisition d’un jouet plus riche et différent. Il ne goûte en lui que le plaisir fugitif du changement et, dans cette plénitude qui le submerge, sa juvénilité s’achemine vers un tombeau précoce. Sur la voie d’une tyrannie qui s’éveille à la faveur d’exigences toujours plus impérieuses et imprudemment satisfaites, le caprice de la progéniture refoule le contrôle des ascendants, subjugue leur faiblesse abandonnée. Ainsi « gâté » (l’expression populaire est dure mais, comme instinctivement, adéquate), non seulement l’enfant prépare, pour les siens, le tourment qui châtie leur carence, mais il piétine, aidé par eux, les joies vivantes, si précieuses, de sa propre existence et en tarit, pour demain, les meilleures sources…

Laissez, derrière les vitrines, les babioles impressionnantes. Pour l’enfant, elles ne sont pas qu’importunes, ces merveilles extérieures — aérolithes modèles d’un monde encore étranger — tombées trop tôt sur sa planète en formation. Elles se substituent, écrasant l’âge et la somme des biens qu’il recèle, aux bâtisses imaginaires qu’il allait pétrir avec ses matériaux mouvants, et bientôt, pour d’autres, jeter bas. Les jouets trop beaux demeurent comme des intrus incongédiables, embarrassant tout un grand pan du chantier d’idéal. Ils paralysent la liberté de l’enfant, cette liberté avide d’espace délivré, et leur technique — cette science empressée qui ravit les parents — met un certain de plus sur un chemin à tout propos enchaîné par nos jalons mûris. Ils rendent superflus cet effort, tour à tour cons-

tructif et démolisseur, qui ébranle et prodigue — inconsciente et forte — la jouissance vivifiante du plaisir normal. Et deviennent sans emploi ces recherches enrichisseuses qui sont un délice, et rapetissées encore ces conquêtes personnelles qui, à la faveur du jeu, forgent l’homme. Les jouets sérieux et pleins s’unissent à tout ce qui empêche l’enfant de s’ouvrir à ses joies propres, dans une atmosphère à lui, parmi les éléments appropriés qu’il manie. Ils font aussi l’enfant grand, ce monstre !…

Effleurant, en un de ses aspects secondaires, le problème du choix, dirai-je, mères égoïstes et de sensibilité unilatérale, ce qu’a d’odieux votre empressement quand il pousse — ou simplement tolère — entre les mains de vos enfants, « pour servir d’amusette », ces jouets souffre-douleur que sont des êtres vivants : insectes, grenouilles, oiseau, jeune chat ou chien, quelque pauvre animal prisonnier ? Avez-vous jamais mesuré, outre la torture infligée injustement — n’est-elle pas toujours injuste, la souffrance ? — quels penchants de cruauté, d’arbitraire, d’abus de la force vous favorisiez dans votre descendance et combien vous la rabaissiez, et vous-mêmes, par cette indifférence aux angoisses et aux tourments d’autrui ? Penserez-vous à quelque retour sévère des situations « d’ici-bas » lorsque, vieillards infirmes peut-être, s’exercera sur vous (jouant avec votre impuissance, de longue date éprouvée) la froideur détachée, la méchanceté parfois de ceux dont vous avez, par de serviles esquisses, contribué à refouler si tôt la pitié, à dessécher la sève du cœur ? Reverrez-vous les yeux d’effroi d’innocentes victimes, réentendrez-vous, comme un remords, vos rires complices sonnant le glas des bêtes lapidées ?

Évoquerai-je enfin l’inconscience et l’aveuglement qui ramènent devant l’enfant les jouets de la brutalité, du rapt et du meurtre, qui donnent l’aliment aux instincts de violence, les jouets, entre autres, qui actionnent, en raccourci, le « jeu » terrible de la guerre ? De quelle aberration témoignent les victimes encore saignantes des conflits d’hier (et dont la progéniture aimée est la proie désignée des hécatombes pendantes) et qui, la gaîté dans le regard et les propos, et comme poussés par quelque fatalisme morbide, font se tendre ces bras, les petits bras de leurs enfants, tout chauds encore des caresses maternelles, vers les jouets multipliés du combat, armes classiques et nouveautés prometteuses. Du sabre et du fusil — gloires antiques montées aux panoplies — aux auto-mitrailleuses et aux aéros blindés : « as » des tueries modernes, encortégeant la cible traditionnelle : le « bon » peuple-hachis des boîtes de soldats, quel concours la générosité de la famille apporte aux éducations perfidement barbares, quel appoint aux régimes pourvoyeurs de charniers ! Le jouet — ce symbole — que n’est-il, ô mères, promesse de sain plaisir, image de douceur, exercice à point juvénile, instrument de pacifique fécondité, levier d’amour ?…



On dit, au figuré, être le jouet des vents, du flot, des éléments, du sort, de la fortune, des événements. L’homme faible, l’être sans volonté est le jouet de ses passions, des sollicitations souvent sans suite qui se disputent son moi ; socialement aussi, le jouet de ses maîtres, des habiles et des durs. S’il est riche, il va, tiraillé entre les vices, dans un désœuvrement ou des excès qui l’épuisent. S’il doit, par le labeur disproportionné du pauvre, conquérir chaque jour l’existence, il est le jouet douloureux des privilégiés… « Si jamais vous substituez dans son esprit l’autorité à la raison, disait Rousseau de son Émile, il ne raisonnera plus ; il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres. » De cette mise en garde de l’éducateur solitaire, les peuples nous montrent tous les jours la pressante opportunité.