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sentiments, ou nos intérêts, les atteintes pénibles ou dangereuses. Plus raisonnée et davantage avertie de son champ de réciprocité, la propension à la justice pénètre plus loin que la sauvegarde et gagne cette affectivité généreuse où la passion de la justice pour les autres s’identifie avec l’entrevision clairvoyante de soi. Avec la conviction que, plus encore qu’un équilibre de justice aux lancinantes et fallacieuses symétries, résident dans une aide qui ne se mesure les conditions les plus libres de notre développement et l’aliment le plus substantiel de notre individualité, nous marchons vers les temps où la justice apparaîtra comme les béquilles d’une étape de croissance, minuties provisoires d’une humanité non encore ouverte à l’amour.

Même à la conception intermédiaire d’une justice parallèle, nombre d’humains — nonobstant l’octroi d’une adhésion théorique dont l’Église a accentué la méthode — opposent en fait un déni quotidien. Proclamée la reconnaissance d’ « un autrui égal à la base », se donne cours la jouissance effrénée d’un privilège dominateur et s’exerce l’abus facile et tentant des avantages dont la nature ou les circonstances ont pu favoriser leur activité. La justice est ainsi l’habileté verbale dont se couvrent la violence et la spoliation. Elle est le pavillon menteur de toutes les iniquités de la force. Et la charité — ce bouclier — des grands — n’est que la paralysie intéressée de la justice…

A la thèse dogmatique d’une justice d’ordre divin dont les foulées millénaires de l’injuste ont démontré l’invraisemblance, se substitue celle d’une notion s’établissant dans la conscience avec la vitalité même et liée aux manifestations de sociabilité et susceptible à la fois d’enseignement et d’évolution. Née des contacts mutuels et de leur nécessité, sinon de leur bienfaisance, elle traduit idéalement la mesure des interdépendances… La Révolution française a libéré les assises philosophiques de la justice en les transposant dans le plan humain et l’a faite — socialement — fonction du niveau général. Ainsi dépendante de nos volontés et placée sous le contrôle de notre effort, la justice perd cette passivité redoutable dans laquelle l’enlise la foi. Elle apporte à Proudhon, sur la promesse d’une théorie du progrès, les éléments d’un système solidariste en lequel il voit la solution définitive des antagonismes sociaux et le terrain de la concorde humaine.

En matière de morale, les lois engendrent cet état d’esprit que tout ce qu’elles ne proscrivent pas peut être perpétré. On leur accorde la vertu d’enfermer la justice et elles suppléent — en les étiolant au silence — aux scrupules du droit. En elles, l’égoïsme feint d’avoir trouvé les éclaireurs de la conscience et l’extrême limite des besoins du prochain. Cependant, comme dit Bentham, « si la législation a le même centre (centre d’ailleurs théorique), elle n’a pas la même circonférence que la morale ». La justice, même d’ordre défensif, commence le plus souvent où s’arrête la loi. Et elle ne peut — au delà — prétendre encore qu’à un pauvre domaine si elle se rive aux prescriptions négatives, si même elle les dépasse jusqu’aux mobiles d’échange. Autre chose que l’avant-garde des fixations légiférées est la justice agissante et positive. Car elle évolue hors des intérêts sommaires aux gestes restrictifs, plus loin encore des devoirs rituels et des abnégations mystiques. Une telle justice ébranle un « calcul » plus riche que celui des chiffres et regarde en pitié les dosages et les supputations. Elle entre, affranchie d’une vaine et paralysante arithmétique, dans cette zone immense du fraternel où la justice cesse d’être une avance pour devenir un don. Elle ouvre — dans la surabondance qui garantit la part — la certitude à l’équité qui languit, indécise, aux étapes marchandes. Et son butin de joies — le seul qui vaille — domine les déceptions du prêt et les attentes trompées de l’équivalence. La Justice ainsi entendue

s’identifie aux formes réfléchies de l’amour. Elle n’est vraiment possible qu’en lui, quand nous avons dépassé, avec son cortège de doutes, la préoccupation d’être juste. L’affectueuse prodigalité de qui répand volontairement ses biens multiples est en germe dans le renoncement obscur de qui aime dans l’inconscience. Mais avec toute la distance de l’instinct à l’intelligence et de l’aveugle abandon à l’offrande volontaire…



Nonobstant ces espérances et ces velléités, de hasardeux jalons, d’isolées tentatives, où en sommes-nous ? Quelles furent les étapes de fait de l’esprit de justice dans un passé d’écrasement et quel en est, socialement, quel en perdure le caractère ? Et quels sont les rapports de la justice théorique avec les actes et les institutions de ce nom, avec la « justice » appliquée ?…

« La justice, dit à cet égard Proudhon, a commencé, comme l’ordre, par la force. Loi du prince à l’origine, non de la conscience ; obéie par crainte, non par amour, elle s’impose plutôt qu’elle ne s’expose ; comme le gouvernement, elle n’est que la distribution plus ou moins raisonnée de l’arbitraire. Sans remonter plus haut que notre histoire, la justice était, au Moyen-Age, une propriété seigneuriale, dont l’exploitation tantôt se faisait par le maître en personne, tantôt était confiée à des fermiers ou intendants. On était justiciable du seigneur comme on était corvéable, comme on est encore aujourd’hui contribuable. On payait pour se faire juger, comme pour moudre son blé ou cuire son pain ; bien entendu que celui qui payait le mieux avait aussi plus de chances d’avoir raison. Deux paysans convaincus de s’être arrangés devant un arbitre auraient été traités de rebelles, l’arbitre poursuivi comme usurpateur… Peu à peu, le pays, se groupant autour du premier baron, qui était le roi de France, toute justice fut censée en relever, soit comme concession de la couronne aux feudataires, soit comme délégation à des compagnies justicières dont les membres payaient leurs charges à beaux denier comptants. Enfin, depuis 1789, la justice est exercée directement par l’État, qui seul rend des jugements exécutoires. Qu’a gagné le peuple à ce changement ? Rien. La justice est restée ce qu’elle était auparavant, une émanation de l’autorité, c’est-à-dire une formule de coercition. » Et les puissants, maîtres de l’État, n’ont pas cessé, comme au temps de Voltaire, de « la faire rendre ou vendre par leurs valets affublés d’une robe. »

Si nous dénonçons la « justice », ce n’est pas uniquement parce qu’elle est claudicante (pede pœna claudo, disait déjà Horace) et qu’elle a penché séculairement avec ostentation vers la force, l’intrigue et l’argent sa balance légendaire. L’ère de la justice immanente ou divine est depuis longtemps révolue dans les esprits cribleurs d’axiomes et nous pourrions avoir quelque pitié pour ses œuvres ou l’espoir d’amender ses travaux, la sachant faillible parce que d’essence humaine. Mais ce n’est pas seulement dans ses divagations cruelles et ses brutales incartades, dans ses intolérances singulières et ses partialités systématiques, ce n’est pas dans le rythme décevant d’un glaive qui, obstinément, atteint le faible et le désarmé, ce n’est pas tant dans des applications dévoyées que notre critique poursuit une institution qui vise au symbole. Et ce n’est pas non plus dans telle forme périssable dont elle a revêtu ses interventions, ni dans le style désuet et pompeux dont elle enveloppe ses arrêts, ni l’archaïsme bouffon de ses églises aux officiants maquillés. Ce n’est pas davantage dans les ramifications et les efflorescences où se disperse sa nocivité, ni dans les caractéristiques « civiles ou militaires » par quoi se sérient ses endémiques sévérités. Si la « justice du sabre », en effet, n’est pas la même que la « justice de robe », ni l’une ni l’autre n’ont rien de commun avec la justice tout court dont nous avons tout