Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/543

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
JUS
1151

à l’heure évoqué les appels. Et c’est dans son principe, et sa prétention à distribuer ses oracles et ses rigueurs au nom d’un « droit » contestable, que la harcèlent nos contestations. Le monstre survivra aussi longtemps que l’alimenteront nos mœurs. Et il y aura des erreurs douloureuses, des châtiments disproportionnés, de la souffrance distribuée au nom de la justice tant que des hommes — imparfaits aussi et faillibles — s’arrogeront le privilège inique de juger leurs semblables, aussi longtemps que l’humanité rampante d’aujourd’hui n’aura trouvé l’accès de cette vie plus haute où le « tu ne jugeras point ! » sera le précepte de la vraie justice…

Qu’a réformé depuis des siècles un organisme, armé de répressions redoutables, dont la tyrannie tourmente toute la vie sociale ? En quoi ses sentences et ses sanctions multipliées ont-elles atténué l’âpre combat des besoins, des désirs, des appétits, tari les convoitises protéiformes, prévenu l’oppression de l’humble et l’angoisse du pauvre, et relevé le niveau moral des fractions farouchement aux prises ? A-t-il fait autre chose — institution de force et d’État — que de couvrir le rapt, palliant à peine ses complicités sous de superficielles hypocrisies et n’est-ce pas la « raison » du maître, du riche et de l’habile que proclame, en attendus retors et en captieuses harangues, la sacro-sainte gardienne du « juste » qui, à travers les âges, n’a cessé d’absoudre le vainqueur… « Selon que vous serez puissants ou misérables… », les jugements de tous les temps et de toutes les juridictions grossiront en crime vos menus péchés et blanchiront — comme l’hermine — vos plus noirs forfaits. La justice des siècles, c’est… « haro sur le baudet » !

Scandaleuse impudence de l’homme qui s’arroge la souveraineté du juge, mais persistant renfort des formes oppressives et du pouvoir coerciteur que l’organisation usurpatrice de l’état prétendu de justice. Depuis des milliers d’années, l’unilatéralisme n’a point varié sur les Tables grossies d’hiéroglyphes. Cette Bible modernisée, qu’on appelle le Code, que dit-elle ? « Elle dit que la femme est l’esclave du mari, que l’enfant est la propriété du père, que le pauvre est la chose du riche, que le faible est le jouet du fort. Elle protège le vol sous sa forme propriété ; punit la propriété sous sa forme vol. Elle décrète qu’une grande partie des hommes n’aura point part, aux richesses matérielles et intellectuelles de la terre, qu’ils ne pourront point prendre conscience d’eux-mêmes et s’améliorer, mais croupiront dans l’ignorance, la brutalité, l’alcoolisme ; puis après, elle les châtie parce qu’ils sont des ignorants, des brutes, des alcooliques. Elle leur fait un crime au verso de ce dont elle leur fait une loi au recto. Elle décrète pour les uns le droit à ne rien faire, pour les autres l’obligation de peiner durement. A ceux-là, s’ils fautent, elle est toute clémence et toute indulgence ; à ceux-ci toute rigueur et toute implacabilité. Au rebours de la logique et des lois physiques mêmes, les gros s’échappent à travers les mailles de son filet, et les petits y restent pris…

« Livre redoutable et sacré, cette Bible nous fut léguée, dans ses grandes lignes, par un peuple de voleurs cauteleux et d’aventuriers bavards, qui établirent autrefois leur repaire sur les bords du Tibre, et qui de là, se lançaient sur le monde pour le désoler. C’est à la lumière de ces intelligences lointaines et brutales que les jugeurs d’hommes examinent nos actes ; c’est aux idées de ces pillards sur la morale qu’ils veulent que nous conformions notre conduite, et nous ne sommes de bons citoyens, d’honnêtes gens, qu’autant que nous pensons et vivons ainsi que le voulait, il y a quatorze siècles, l’empereur Justinien. » (R. Chaugbi).



Auguste Comte, donnant la prééminence au droit social, condamne comme immorale l’idée de droit indi-

viduel. Tous ceux en effet qui, par quelque principe, légitiment la domination du groupe, redoutent dans l’affirmation de ce droit, « l’état de révolte virtuelle contre l’ordre établi, l’état de mécontentement contre la législation existante ». (Palante). Et cependant, si la justice a fait quelque progrès dans les institutions, elle le doit aux poussées d’un individualisme s’élargissant. Mais pour « résoudre » une opposition peut-être insoluble, pour « résorber » une antinomie sans doute irréductible en absolu, les écoles de la tradition juridique donnent invariablement le pas à la société, oubliant, à dessein ou par aveuglement, qu’un composé n’existe que par ses éléments et que les exigences du tout, portées aux extrêmes, sont la négation des parties. Elles vont jusqu’au paradoxe de concevoir le justicié réjoui de la sentence et tentent de lui démontrer qu’il y participe. Comme l’épingle, dans l’ironie, un personnage de France : « puisque tu y as une part honorable comme citoyen, je te prouverai que tu dois être content d’être étranglé par justice… »

A l’analyse, la satisfaction du droit, la préoccupation même de l’équité ne sont pour rien dans les agitations de la justice. Elle poursuit, non des fins d’harmonie, mais la fin d’un différend, et il lui suffit que son ordre cesse d’être troublé pour que s’apaise son émoi. Sa soif du bien s’étanche dans la solution, celle-ci consacrât-elle l’injustice : « Tu jugeras avant tout », enjoint en substance le Code au juge, « nous n’avons pas à connaître de ton ignorance, mais nous sanctionnerons ton indécision »… Partie du général et chargée de formule, la justice « démontre » dans le particulier l’exactitude d’un théorème. Et il se trouve que l’exemple est la négation fréquente du problème. Comme si un juge que la justice tenterait ne devrait pas chercher, après la « faute » individuelle, l’individualité des mobiles et individualiser sa conclusion : la pénalité. Se pratique cependant l’individualisation de la peine pour des besoins de cause ou de classe, et le Parquet moderne trie, dans une poursuite — « d’après leur rang social, leur parenté, leurs relations », les dangers qu’ils font courir au régime — des « catégories de délinquants ». De fallacieuses « intentions » suffiront à éveiller les susceptibilités juridiques, à mettre en branle l’appareil répressif ; et les juges couvriront le risque, non le dommage, atteindront la possibilité, non le fait, châtieront la potentialité, non le délit. C’est l’arbitraire déductif assimilé à la justice pour les besognes de compression.

La jurisprudence — interprétation de la loi par les précédents jugés — est, dans l’ordre pénal, une atteinte à la majesté rigide du collectif. Mais elle ne s’égare vers l’individualisation qu’en foulant aux pieds la garantie et elle torture les textes et l’antérieur moins par souci d’une adaptation et par recherche d’une convenance au cas pendant, par adéquatisation en un mot, que pour favoriser quelque évasion dilatoire, ou préparer l’abri de finasseries fructueuses ou d’iniques « retorderies ». Il y a, jusqu’au cœur des institutions de justice comme parmi ses excroissances parasitaires, une extra-légalité officielle qui préside aux opérations préliminaires, pèse sur les instructions, emplit les délibérations et les attendus des jugements. Et il y a une illégalité permanente dont sont imprégnées les mœurs judiciaires et qui profite aux canailles avérées mais influentes et normalise la corruption. À cette illégalité intérieure, qui grignote l’absolutisme judiciaire, répond du dehors l’illégalité frondeuse, ou intéressée, ou réactive, tantôt passagère ou systématisée. De ces illégalités flottantes autour de la « justice » émane une action désagrégatrice qui précipite l’évolution du droit et favorise, au préjudice des institutions, les aspirations éparses de l’unité. Et plus la loi, à travers la raison d’État, la jurisprudence et l’illégalisme circonstancié, perd de son universalité et de sa rigueur générale, et plus