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guerriers nimbés de bravoure nourrissaient la légende de leurs prouesses brutales. Un halo d’audace, de maîtrise et de vigueur physique exceptionnelles leur faisait une renommée sans exemple et ils passaient, de la bouche déjà grisée des narrateurs aux propos rebondissants du vulgaire, comme parés d’une cuirasse magique et chevauchant l’invulnérable. Il suffit de rappeler ce que la légende a fait de Charlemagne, de ses douze pairs, de Roncevaux, d’Ogier le Danois, de Roland le paladin, d’Ollivier et de tant d’autres plus légendaires qu’historiques, si tant est que l’histoire s’affirme un jour en science exacte et puisse bâtir sur un roc où les remous de la tradition ne viennent ressaisir ses conquêtes. Des légendes particulières attachées aux Robert le Diable, aux Mélusine, à la Reine Pédauque, etc., compliquaient l’écheveau des données errantes du populaire, étendaient la zone maîtresse des croyances. Pris à ces fictions familières qui, dans une atmosphère saturée d’invraisemblable, les pénétraient à vif, nos pères renonçaient à faire la part intelligente du possible et finissaient par délivrer brevet de vie à leurs inventions fabuleuses. Délassements inoffensifs, réjouissances aux éclats fugitifs, papillons fols au seuil des âmes, diront certains, enchantés seulement du tableau. Sans doute, pour maintes histoires privées, qui tenaient plus de la littérature et du spectacle, de la poésie ou de la farce qu’elles ne visaient au document durable et à la culture sérieuse. Mais, dans un monde de crédulité, ouvert à tous les courants de la foi, où l’absurde était souverain, elles garantissaient l’emprise de l’erreur et servaient de tremplin aux trompeurs intéressés des hommes.

Des légendes à foison répandues, bon nombre au reste s’attachaient en propre à l’histoire. Elles retraçaient les hauts faits des chefs et des grands, les entreprises des conquérants, les campagnes des rois. Et, en l’exaltant, elles déformaient, des uns et des autres, le caractère, défiguraient, pour les embellir, les situations dans l’emportement de l’admiration, au souffle du dithyrambe les exploits les plus minces s’enflaient en prodiges, et gestes et personnes, naïvement boursouflés, devenaient méconnaissables. Autant que les assertions des livres sacrés, pour l’exégète, les conflits et les fragments héroïques, les étapes supposées des groupes humains, pour l’historien, s’adornent, à travers la légende, des couleurs de la féérie et posent, devant l’esprit averti, toutes les perplexités du doute. Emportée par les voies littéraires et campée sur l’écrit, après de folles chevauchées orales, la légende sert la faconde capricante des écrivains à la faveur des attachements invétérés du public. Elle trouble une pensée farcie d’idées désorbitées et de lieux communs généraux, empêtrée dans les détours et livrée aux vagues oratoires qui s’efforcent durement à la rectitude et à l’équilibre. Elle envahit toutes les formes d’expression, pénètre le dire et le style, sort des cadres imagés de la poésie et de l’art, où sa part d’influence, moins nocive et en principe reconnue, peut-être aussi délimitée, pour établir son règne jusque sur la science par d’habiles « arrangements » et des dogmes têtus, des expériences faussées d’occlusions mystiques, des divagations teintées de magie ou d’occultisme…

Qu’on ne regarde pas la légende comme une lointaine visiteuse dont le souvenir seul l’amène jusqu’à nous quelques méfaits éteints. Tout près, les annales de la Révolution française fourmillent de ses amplifications. Le xixe siècle n’a-t-il pas vu, à quelques années des événements et dans l’enthousiasme des survivants médusés, la légende impériale faire du « Corse à cheveux plats » un nouveau Sabaoth ? Écrivains et poètes du premier romantisme — Hugo en tête — n’ont-ils pas, dès la troisième décade, magnifié le soudard qui traîna jusqu’à l’Oural ses bottes ensanglantées ? Et n’est-ce pas l’apothéose du « Grand » (prestigieux Prométhée

dont « le vautour Angleterre », sur son rocher d’exil « rongea le cœur » invaincu) qui valut à la France le neveu Bonaparte, fantoche défait au prix du cancer alsacien ? Est-il besoin de plonger dans l’autre siècle pour voir à l’œuvre, dans les champs falsifiés de l’histoire la légende aux ailes de nuit ? Qui, hormis quelques pionniers épars, des douteurs obstinés, des dissecteurs patients promène, à travers « la Grande Guerre » (supercherie si proche), la torche des vérités édificatrices ?

Autour des tumulus à peine affaissés, parmi les mobiles à point obscurcis, voltigent, grâce au secours des rescapés complices, les évocations erronées, s’amalgament, faisceau dénaturant, les stratégies truquées, les heureux à-propos, les faits d’armes propices, s’accréditent, comme invinciblement, les « causes » mensongères autour desquelles veillent de criminelles connivences. Sur les clartés lapidées, devant nos regards terrifiés de son envergure, s’essore ainsi et s’affermît la « grande parade », légende perfide, semence de carnage, pâture morbide du monde !

Depuis les prémices des échanges humains, la légende paralyse et fait se fourvoyer la vérité. Son baume anesthésiant retombe sur les simples en coulées de souffrance, en ténèbres sur les civilisations. Méfions-nous de ses lutins dansant au bord de nos veilles, de ses fantasmagories grisantes ou consolatrices, de ses on-dit pleins de traîtrises, des chars de triomphe abusants qu’elle ramène du passé.

Ses enchantements, qui enveloppèrent nos berceaux d’enfants, prolongent, adultes, nos périls. Sur les chemins qui montent au savoir ses séductions sont des pièges. Pernicieuse est, partout, pour qui s’y livre, la sécurité de ses joies. Il n’y aura de quiétude lucide (j’entends ici la paix en laquelle viennent mourir tous les maux évitables) dans l’univers pensant, que si les hommes, gardés enfin du récit, sceptiques à l’égard des rumeurs d’histoire, goûtent en la légende le charme seul des belles musiques qui scandent les reposantes rêveries, aux soirs lourds d’efforts véridiques…



Des légendes écrites les plus fameuses, signalons : Le Martyrologe de Saint-Jérôme, source favorite des écrivains grecs ; les compilations de Simon le Métaphraste, dont l’Église continue à fêter tant de pieux ermites et de saints imaginaires ; La Légende dorée (proprement « légende d’or » : legenda aurea), vaste recueil de la Vie des Saints, publiée en latin par J. de Voragine et réimprimée plus de 50 fois pendant les xv et xvie siècle. (La Bibliothèque Nationale en possède neuf manuscrits). Attaquée de bonne heure, pour sa fantaisie, par les catholiques eux-mêmes, cet ouvrage est aujourd’hui en défaveur. Citons encore, parmi les recueils hagiographiques, les Acta Martyrum de dom Ruinart, les vitæ Patum et Fasti sanctorum du P. Rosweid, les Acta Sanctorum de Dollandus et de son école, etc.

Notons, parmi les légendes populaires, celles du Juif Errant, de Geneviève de Brabant, la Légende des Quatre Fils Aymon et de leur cousin Maugis, etc. Parmi les légendes primitives, mentionnons les Légendes Indiennes, recueillies par C. Mathews (1854) chez les peuplades sauvages de l’Amérique. Elles nous montrent, dans un état de société déjà remarquable, des hommes industrieux, libres, serviables et doux, naïfs et modérément superstitieux, très différents des guerriers scalpeurs que les Cooper, les Aymar, les Mayne-Reid ont présenté au public européen…

Maints ouvrages portent d’ailleurs ce titre de légende et en renferment plus ou moins l’esprit. Dans La Légende Celtique et la poésie des cloitres (1859), H. de La Villemarqué s’est proposé d’étudier « les traditions orales, poétiques, religieuses, symboliques, historiques qui