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ce de l’accumulation, Marx, se tourne vers l’avenir. Où va le capitalisme ? Quel destin lui est réservé ? Il est venu au monde « suant le sang et la boue par tous les pores ». Comment en sortira-t-il un jour, de ce monde spolié, asservi, exploité par lui durant des siècles ? En quatre pages saisissantes, Marx va répondre à cette question ; il va esquisser « la tendance historique » du Capital, telle qu’elle ressort des lois du développement capitaliste même.

Ces quatre pages pourraient s’intituler : Grandeur, décadence et mort du Capital.

Tâchons d’en faire tenir en quelques lignes la substance.

— À l’origine du Capital, il y a avant tout « l’expropriation du producteur immédiat, la dissolution de la propriété fondée sur le travail personnel de son possesseur ». En d’autres termes, il y a l’expropriation et la destruction d’une classe nombreuse de petits propriétaires autonomes, de petits producteurs indépendants : artisans, paysans. L’existence de ces petites gens impliquait « le morcellement du sol et l’éparpillement des autres moyens de production. » C’était là l’ancien régime économique, beaucoup plus dédaigné des historiens que l’ancien régime politique : à peine connaissait-il, si même il les connaissait, la concentration, la coopération, la division du travail, le machinisme ; il n’était compatible « qu’avec un état de la production et de la société extrêmement borné ». Mais parvenu peu à peu à un certain niveau de développement technique et social, l’ancien régime économique commence à se nier lui-même.

On voit apparaître en son sein des forces irrésistibles dont le progrès causera plus tard sa mort (ce n’est plus Saturne qui dévore ses enfants, mais les enfants de Saturne qui dévorent leur père !) Les moyens de production individuels donnent naissance à des moyens de production de plus en plus concentrés, et « de la propriété naine du grand nombre » va sortir, merveilleusement équipée, « la propriété colossale de quelques-uns ».

« Cette douloureuse, cette épouvantable expropriation du peuple travailleur, voilà les origines, voilà la genèse du Capital. »

« L’expropriation des producteurs immédiats s’exécute avec un vandalisme impitoyable qu’aiguillonnent les mobiles les plus infâmes, les passions les plus sordides et les plus haïssables dans leur petitesse. La propriété privée, fondée sur le travail personnel, cette propriété qui soude pour ainsi dire le travailleur isolé et autonome aux conditions extérieures du travail, va être supplantée par la propriété privée capitaliste, fondée sur l’exploitation du travail d’autrui, sur le salariat. »

Tendance historique du développement capitaliste (L’expropriation des expropriateurs). — Mais à expropriateur, expropriateur et demi ! L’expropriation, inexorable loi du développement capitaliste, finit par se retourner contre le régime qui l’engendre. De même que le petit capital a vaincu autrefois la petite propriété personnelle et refoulé la libre production artisane ; de même, le grand capital finit par vaincre et par exproprier le petit capital. La production capitaliste se concentre peu à peu dans un nombre de mains de plus en plus restreint. Qu’arrive-t-il alors ?

À mesure que diminue le nombre des potentats du capital qui usurpent et monopolisent tous les avantages de cette période d’évolution sociale, s’accroissent la misère, l’oppression, l’esclavage, la dégradation, l’exploitation, « mais aussi la résistance de la classe ouvrière sans cesse grossissante et de plus en plus disciplinée, unie et organisée » par le mécanisme même de la production capitaliste. Le monopole du capital devient une entrave pour le mode de production qui a grandi et

prospéré avec lui et sous ses auspices. La socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. Cette enveloppe se brise en éclats. L’heure de la propriété capitaliste a sonné. Les expropriateurs sont à leur tour expropriés.

La théorie économique de Marx est d’une incomparable grandeur et, pour la, propagande, d’une fécondité merveilleuse. Il n’est pas étonnant qu’elle se soit imposée à tous les partis socialistes du monde. Le prolétaire qui l’a comprise n’en peut plus détacher son esprit. Ayant dissipé les nuées de l’apologétique bourgeoise, il cesse de croire à la pérennité du mode de production capitaliste. Et la mission historique du prolétariat lui apparaît dans sa haute certitude, toute chargée de promesses révolutionnaires.

Nous arrivons au terme de, ce court aperçu. Le lecteur possède maintenant quelques données sommaires sur les grandes conceptions doctrinales qui forment l’ossature du marxisme. Ce sont, dans l’ordre chronologique (ne craignons pas de nous répéter) :

1° La conception matérialiste de l’histoire ;

2° La théorie de la lutte des classes (d’où résulte, pratiquement, l’intégration du socialisme dans le mouvement ouvrier ;

3° La théorie de la plus-value, clé du « mystère » de la production capitaliste.

Pourtant dans ces trois conceptions fondamentales, le marxisme n’est pas inclus tout entier. Nous n’avons rien dit par exemple d’une théorie essentiellement marxiste et que la propagande socialiste a largement vulgarisée : la théorie de la concentration capitaliste. Une allusion y est faite dans le texte de Marx que nous venons de citer en partie. Elle s’énonce à peu près comme suit : À mesure que le capitalisme se développe, le capital se concentre en un nombre de mains de plus en plus réduit ; la grande exploitation l’emporte sur la petite exploitation.

La concentration capitaliste. — La théorie de la concentration a, dans la sociologie marxiste, une importance de premier plan. Ce n’est pas, bien qu’on l’ait dit souvent, de la concentration que Marx attend la réalisation du socialisme (il ne l’attend que de la lutte de classe), mais elle est pour lui une des conditions décisives de cette réalisation. De toutes les prédictions de Marx, c’est celle qui s’est le plus complètement vérifiée, au point que, dans certaines branches d’industrie, la petite exploitation est dès aujourd’hui entièrement éliminée. Marx n’a connu ni les trusts ni les cartels, mais ceux-ci sont l’illustration la plus frappante de sa théorie.

Plus le capital se concentre, plus l’industrie se monopolise, plus aussi se concentre le prolétariat. Plus donc le problème de la réalisation du socialisme approche de sa solution. « La concentration, dit Kautsky, produit les forces nécessaires à la solution du problème, c’est-à-dire les prolétaires, et elle crée le moyen de le résoudre, à savoir la coopération sur une grande échelle ; mais elle ne résout pas elle-même le problème. Cette solution ne peut sortir que de la lutte du prolétariat, de sa force de volonté et du sentiment qu’il a de ses devoirs. »

Les adversaires du marxisme lui attribuent souvent des théories qui lui sont étrangères : par exemple la fameuse loi d’airain des salaires, la théorie de l’écroulement capitaliste (dite encore de la catastrophe), la théorie de la misère croissante du prolétariat.

La loi d’airain n’est pas marxiste ; elle est lassallienne (et guesdiste) : commode pour la propagande,