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vail cristallisé, ne cesse-t-il d’asservir, d’exploiter le travail vivant ? Qu’est-ce que le prolétariat ? D’où vient-il ? Où va-t-il ? Quelles sont les perspectives du développement capitaliste ? La domination du capital sera-t-elle éternelle ?

Dans le cours de sa longue recherche, Marx ne fait appel qu’aux lois économiques, jouant avec une nécessité de fer, qui président à l’échange des marchandises. Il part d’une définition de la valeur empruntée en partie aux économistes classiques. La valeur d’une marchandise n’est autre chose que la quantité de travail humain incorporée dans cette marchandise (non de travail individuel, ce qui rendrait toute mensuration impossible, mais de travail socialement nécessaire à une époque donnée, avec des moyens techniques également donnés). Le travail, voilà la substance de la valeur ; le temps de travail socialement nécessaire, en voilà la mesure. Tant il y a de travail inclus dans une marchandise, tant elle vaut.

Ceci étant entendu, comment se forme et s’accumule le capital ? Comment, en d’autres termes, s’enrichit la classe capitaliste ?

L’échange d’une marchandise contre une autre marchandise ne rend pas en soi les échangistes plus riches ; chacun ne fait que céder à l’autre un même nombre d’heures de travail incorporées dans des marchandises différentes[1]. Comment se fait-il alors que tout possesseur d’un produit qui l’apporte sur le marché et qui le vend, réalise en fin de compte un enrichissement ?

C’est que la production d’une marchandise exige non seulement un capital, mais du travail humain ; elle exige des travailleurs. Des travailleurs, en régime capitaliste, ce sont des prolétaires, ‒ hommes qui, n’ayant pour tout bien que leur force de travail, se trouvent, pour subsister, dans l’obligation de la vendre à ceux qui possèdent le capital (les usines, les machines, l’argent accumulé, bref les moyens de production). Or, en régime capitaliste, la force de travail est une marchandise comme une autre, et qui s’échange sur le marché ‒ en général contre un salaire en argent ‒ selon les mêmes lois que toutes les marchandises : elle s’échange pour ce qu’elle vaut, ni plus ni moins. Sa valeur, comme celle de n’importe qu’elle autre marchandise, est déterminée, mesurée, par le nombre d’heures de travail socialement nécessaires pour la produire : autrement dit, par le nombre d’heures de travail incorporées dans les moyens d’existence (aliments, vêtements, logement, etc.) qui sont nécessaires à la réfection quotidienne de la force de travail de l’ouvrier ; la force de travail d’un ouvrier vaut ce que valent, à une époque et dans un lien donnés, les moyens d’existence nécessaires à cet ouvrier pour maintenir en état sa force de travail, l’activité de ses muscles et de son cerveau.

Or qu’arrive-t-il ? C’est que l’ouvrier qui vend au capitaliste sa force de travail à sa valeur de marché, telle qu’elle vient d’être énoncée (mettons : 4 heures de travail, soit 20 francs) produit dans sa journée de dix heures une valeur toujours supérieure à ce salaire de 20 francs : évaluons-là à 50 francs… La force de travail est en effet la seule marchandise au monde qui, en se consommant, ajoute une valeur nouvelle à une valeur ancienne, crée en un mot de l’excédent. Mais cet excédent, à qui appartient-il ? À l’ouvrier ? Allons donc ! il n’est dû à ce pauvre diable qu’un salaire fixé

d’avance… L’excédent appartient au capitaliste, à l’acheteur-consommateur de force de travail.

Cet excédent a nom plus-value. Le temps que l’ouvrier passe en usine, non plus pour gagner de quoi vivre, mais pour enrichir le capitalisme, ce temps de travail non payé se nomme le sur-travail. Plus la journée est longue, plus aussi le travail est intense, et plus le capitaliste empoche de plus-value.

Profit, intérêt, rente, tout cela n’a qu’une source : le sur-travail, le travail non payé, la plus-value.

À l’origine de l’accumulation du capital dans les mains d’une classe, à la base de la société capitaliste et de la civilisation bourgeoise, il y a des milliards et des milliards d’heures de travail non payées, d’heures de travail gratuitement extorquées, pendant des siècles, à des milliards de prolétaires. La richesse de la bourgeoisie est faite, tout simplement, de la misère du prolétariat.

Le voilà donc dévoilé, le mystère de la production capitaliste ! Acheter à sa valeur réelle, soit 4 heures de travail ou 20 francs, la force de travail d’un prolétaire, le faire travailler non pas 4 heures, mais 10, et vendre ensuite ce qu’il a produit dans sa journée à sa valeur réelle, soit 10 heures de travail ou 50 francs, tout le « mystère » est là !

Un semblable régime est un fait historique nécessaire. Un fait conforme à la justice ? C’est une autre question, et qui n’est point, pour un marxiste, la question primordiale. La question primordiale, c’est de savoir si le capitalisme restera nécessaire jusqu’à la fin des temps. Les économistes répondent par l’affirmative au nom de la fameuse « nature des choses », qui ferait du capitalisme comme le couronnement de l’histoire. Tous ne vont pas jusqu’à dire, avec l’inénarrable Thiers, que « la société actuelle reposant sur les bases les plus justes ne saurait être améliorée », mais croyez bien qu’ils le pensent tous. Marx au contraire hausse les épaules et proteste. La nature des choses ? Invention d’après-coup pour la consolidation du fait accompli ; il n’y a pas de lois naturelles, il n’y en a jamais eu ; il n’y a que des lois passagères, des nécessités historiques provisoires, et des sociétés périssables… Cette société bourgeoise où une classe s’exténue de surtravail, tandis que l’autre s’engraisse de plus-value, n’a pas toujours existé, n’existera pas toujours. La bourgeoisie est de date relativement récente. Née à la fin du moyen âge, elle a grandi avec le commerce et l’industrie ; elle a fait dix révolutions à son profit, le xixe siècle a vu son apogée ; le xxe verra sa fin. Son histoire, Marx la connaît mieux que personne : c’est l’histoire même du Capital, pleine de violences sans nom. Il suit la bourgeoisie dans sa course acharnée à la poursuite de la plus-value, il montre la progression rapide de l’accumulation capitaliste allant de pair avec l’asservissement des travailleurs dépouillés peu à peu de leur instrument de travail, la petite propriété personnelle, et rejetée par masses toujours croissantes dans l’abîme du salariat.

L’historien, dans Marx, dépasse encore, si l’on peut dire, l’économiste. Il a ressuscité en d’admirables pages ‒ vraies estampes à la manière noire ‒ où l’ironie, le mépris, la colère ont peine à se contenir, ce passé brutal et sanglant. Le Capital, ce sont les Châtiments de la bourgeoisie capitaliste, à qui Marx pourrait dire, ainsi qu’Hugo à Bonaparte :

Mais je tiens le fer rouge et vois ta chair fumer…

Le Capital pourtant n’est pas un pamphlet, c’est une œuvre de science austèrement objective. Mais si Marx analyse en savant, il conclut en révolutionnaire. Après avoir formulé scientifiquement la loi du développement capitaliste et fait voir dans la plus-value la sour-

  1. En fait on n’échange plus guère une marchandise contre une autre, on l’échange contre de l’argent. Mais pour notre raisonnement, il n’importe : l’argent, en régime d’économie monétaire n’est autre chose qu’un signe représentatif de marchandises, donc d’heures de travail.