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tous les impôts sur les riches ; c) mesures impitoyables contre la fuite des gros capitaux à l’étranger, etc.

La plupart de ces mots d’ordre ne peuvent être contenus dans le programme des mesures révolutionnaires du gouvernement ouvrier et paysan. Ils lui enlèveraient son vrai contenu révolutionnaire. Bien qu’ils ne puissent être réalisés par aucun gouvernement bourgeois, ils apparaissent aux masses comme immédiatement réalisables et par conséquent sont capables de les mobiliser, de les entraîner et de leur faire comprendre la nécessité du gouvernement ouvrier et paysan et des mesures révolutionnaires plus radicales qui sont à son programme. En lançant de tels mots d’ordre, le P. C. ne doit donc jamais se lasser de démontrer aux masses qu’aucun gouvernement capitaliste, même s’il est formé de social-démocrates, n’est capable de les réaliser. » (Cahiers du Bolchevisme, 15 avril 1928).

« Ainsi donc le Parti communiste doit lancer des mots d’ordre que d’une part aucun gouvernement bourgeois ne saurait réaliser et que, d’autre part, le Parti communiste ne mettrait pas dans son programme s’il était au pouvoir… Abusons les masses, en leur présentant comme objectifs des objectifs impossibles, parce qu’ils apparaissent aux masses à tort comme possibles, telle est la politique que préconise officiellement dans ce tertio de sa thèse sur la France l’Internationale communiste

Ce qui résulte de tous les actes comme de toutes les paroles de la plupart des membres du Parti communiste, c’est que l’idée essentielle qui domine chez eux, l’idée qui distingue ceux qui sont « dans la ligne » de ceux qui ne le sont pas, est celle-ci : il y a les « masses », et il y a l’élite : Les « masses » sont ignares et imbéciles ; comme leur intervention est cependant indispensable pour l’accomplissement de la Révolution, il faut leur faire faire la Révolution malgré elles, sans qu’elles s’en aperçoivent, pour cela l’ « élite » c’est-à-dire le Parti communiste et plus spécialement son appareil doit non point tendre à débarrasser les « masses » de leurs préjugés, mais à utiliser ces, préjugés. »

De tels procédés ont été employés de tout temps par les Jésuites (voir à ce mot) pour assurer leur domination ; ils ne sauraient être un moyen d’émancipation sociale.

Il y a par contre une véritable élite qui reste méconnue des masses parce qu’elle ne connaît pas elle-même les masses et qu’elle les devance dans la voie du Progrès. Nombreux sont les hommes d’avant-garde auxquels l’humanité n’a rendu justice que longtemps après leur mort. « Mais il y a aussi, on l’a vu, une élite dont l’action est efficace : c’est celle qui, sans perdre le contact avec la masse, la devance juste assez pour voir dans quel sens l’avenir dirige la marche du progrès social, mais pas assez pour que les sentiments, les besoins, les connaissances, les moyens d’action de la société contemporaine lui soient étrangers. » (Ferrière).

L’homme de l’élite adapté, par avance, à une société différente de la société actuelle et s’efforçant d’adapter son milieu à son idéal trouve des partisans, amis de la nouveauté, des indifférents et des hostiles ; l’habileté pour lui consiste à pressentir ce qu’il peut obtenir de la masse et il se concilier un nombre suffisant de partisans mais la fin immédiate qu’il pense pouvoir atteindre ne doit pas lui faire perdre de vue l’idéal poursuivi. Il ne s’agit pas de tromper la masse mais seulement de diviser un progrès global, inaccessible d’un seul coup, en un certain nombre de progrès partiels.

Il y a d’ailleurs des hommes d’élite qui agissent sur le progrès social d’une façon indirecte et même, en un sens, involontaire : spécialistes, techniciens, savants, etc.

Il y a ainsi de nombreuses façons d’appartenir à l’élite comme aussi de multiples degrés dans l’élite. Tel qui

est de l’élite dans son village peut n’être que d’une valeur médiocre par rapport à d’autres individus des alentours ; tel homme d’élite, en sa spécialité, s’en rapporte à autrui pour d’autres sujets ; tel bon théoricien d’une profession, capable d’influer utilement sur la pratique de ses confrères, reste inférieur à ceux-ci dès qu’il s’agit de passer de la théorie à la pratique ; tel praticien artiste et intuitif est incapable d’exposer et de justifier clairement sa pratique. Ajoutons encore à ces élites les individus capables de formuler un idéal lointain ou rapproché, particulier et précis ou plus vague mais plus général ; les spécialistes et les individus de culture générale non spécialisée, etc.

En résumé, dans la masse et l’élite il y a une diversité extrême. Ne nous en plaignons pas, cette diversité répond à une diversité des besoins. Le mal n’est pas dans la différenciation sociale mais dans ce que chacun n’est pas mis à la place qu’il pourrait occuper le mieux et, s’il est vrai qu’une organisation sociale convenable est impossible en régime capitaliste, il est non moins vrai qu’une révolution qui ne pourrait résoudre ce problème d’organisation serait une révolution manquée.

Ayant montré toute la diversité des individus je puis continuer mes explications sans que l’on suppose que je range les hommes en un petit nombre de catégories bien distinctes ni qu’on attribue aux mots : masse et élite, un sens autre que celui dans lequel je les emploie.

Incontestablement si certains individus n’avaient pas existé « la collectivité se présenterait autrement qu’elle ne se présente » et nous ne saurions méconnaître le rôle des élites. La masse a besoin des hommes à qui une culture philosophique générale permet de dominer les questions, des techniciens, des administrateurs, des savants. Le prolétariat italien (trompé, il est vrai, par les chefs effrayés et freinant les audaces révolutionnaires), devenu maître des usines ne sut que les arrêter. Le prolétariat russe (vite ressaisi lui aussi par la férule étatiste du bolchevisme), après avoir chassé ses techniciens et les avoir, à l’occasion, sortis des usines en brouette, a dû faire appel à leur compétence ; dire qu’il les a achetés comme cochons en foire masque mal la déception causée par l’incompétence de la masse.

Mais si les élites sont nécessaires, si la masse ne s’intéresse pas aux réalisations lointaines, est sentimentale à l’excès et plus capable de détruire que d’édifier il n’en est pas moins vrai qu’elle ne joue pas un rôle purement passif dans la marche du progrès. La masse ne se laisse pas imposer le Progrès, elle choisit ses guides, qui agissent sur elle comme des ferments sociaux. Ainsi les individus capables d’initiative et de création ne conviennent pas en tout temps et en tout lieu. « Un Ajax ne connaît pas la gloire à une époque de fusils à longue portée ; et pour citer en termes différents un exemple cher à Spencer, qu’aurait fait un Watt chez un peuple auquel aucun génie précurseur n’aurait appris à fondre le fer ou à manier le tour ? » (W. James). Les élites vraiment soucieuses du Progrès social ne doivent donc pas perdre contact avec les masses, elles doivent s’efforcer de connaitre leurs besoins, leurs désirs ‒ et plus particulièrement les besoins et les désirs inexprimés et vaguement ressentis ‒ leurs connaissances, leurs moyens et leurs possibilités d’action, car tout cela : besoins, désirs, connaissances, etc., c’est le point de départ et s’il est nécessaire d’avoir une claire vision du but que l’on veut atteindre il ne l’est pas moins de bien connaître les moyens et les possibilités d’y parvenir. Les transformations sociales ne sont durables qu’autant qu’elles répondent à des besoins plus ou moins clairement ressentis par les masses.

Ne méprisons pas le rôle des masses ; il est vrai qu’elles sont parfois victimes de leur sentimentalité, qu’elles se laissent abuser par le talent oratoire, l’apparente profondeur des convictions, mais les foules formées par