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Spinoza nous a donné une métaphysique, admirable de force déductive et de rigueur logique, mais dont la base fragile ne résiste pas à un sérieux examen.

C’est a priori que procèdent aussi, dans l’ensemble, les théoriciens de la politique. Ils posent d’abord une fin suprême, très variable selon les idées de l’auteur : intérêt national, triomphe de l’élite ou du prolétariat, égalité, justice, etc. Puis de l’idéal admis, ils tirent déductivement les règles concernant le travail, la propriété, le commerce, etc. Platon situe la fin de la société dans la vertu ; et, comme il n’y a de vertu solide que dans et par la philosophie, il importe, pour juger une collectivité, de savoir si la philosophie y règne ou non. Et, puisque la vertu consiste essentiellement dans l’unité, la cité idéale dont il rêve devra être une. En conséquence il condamne la propriété individuelle et l’esprit de famille ; il réclame la communauté des femmes et des enfants. Mais Platon ignore complètement la tolérance et ne prend aucun souci de la liberté individuelle. Il livre les citoyens pieds et poings liés à l’État, dont il fait une personne, un organisme ayant une tête, un cœur, un estomac. Thomas Morus, à l’époque de la Renaissance, rappelle Platon et se montre même plus hardi sur quelques points. Bien que de tendance sensualiste et matérialiste en philosophie, Hobbes utilise la méthode a priori en politique. Il part de l’idée que l’état de nature est l’état de guerre de chacun contre tous, que l’homme est un loup pour l’homme et conclut à la nécessité d’un gouvernement très fort, d’un monarque absolu qui dispose souverainement de la pensée et de la vie de ses sujets. Rousseau estime, au contraire, que les hommes naissent bons. Il veut « trouver une forme d’association, affirme-t-il, qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ». De déductions en déductions, le philosophe de Genève arrive à préconiser la république comme le seul gouvernement légitime et naturel. Le système des petits États confédérés lui semble particulièrement favorable à la liberté. De Maistre raisonne déductivement ; et A. Comte opère de même en politique, bien qu’il s’imagine faussement faire œuvre positive. À notre époque, des penseurs d’opinions très opposées : un Maurras à droite, de nombreux socialistes à gauche, restent dans le domaine de l’a priori. Ils s’indignent, pourtant, lorsqu’on les qualifie d’idéologues, et se proclament hautement des réalistes, soucieux avant tout des leçons de l’histoire et des possibilités sociales. C’est en partant des aspirations de l’individu pour la richesse, et de la concurrence qui s’établit entre les égoïsmes individuels, que les économistes libéraux ont construit leurs systèmes. Karl Marx, reconnaissons-le, a eu le souci d’analyser les faits sociaux et de donner une base expérimentale à sa doctrine ; mais ses conclusions se perdent dans les nuages d’une idéologie qui n’a plus rien de scientifique.

Dans l’antiquité, Aristote voulait déjà procéder inductivement et faire œuvre de naturaliste en politique ; chez les modernes, beaucoup sont animés des mêmes intentions. Mais ceux qui ont le culte de l’État, qui respectent par principe l’autorité, ne garderont jamais, dans les recherches sociologiques, l’impartialité requise par le véritable esprit positif. Ils seront toujours victimes de leurs idées préconçues, comme on le constate chez Durkheim et ses élèves. Parce qu’il écarte toute considération d’opportunisme, rejette toute autorité autre que celle de la raison appuyée sur l’expérience et se déclare pour une critique intégrale ne respectant aucun tabou, l’anarchisme permettra de dégager inductivement des principes que la déduction utilisera ensuite pratiquement. Mais il faut qu’il adopte des méthodes vraiment scientifiques. — L. Barbedette.


PRISE (au tas) n. f. Cette expression, « la prise au tas », appartient au vocabulaire révolutionnaire et, plus particulièrement, anarchiste. Il faut entendre par là l’action de puiser librement, en dehors de toute réglementation, dans l’ensemble des produits obtenus par le travail de tous. C’est la faculté laissée à chacun de se procurer tout ce dont il a besoin, sans qu’il en soit matériellement empêché par autre chose que par l’absence ou l’insuffisance des ressources et produits qu’il désire. C’est, pour tout dire, la consommation libre.

Ainsi conçue et appliquée, la prise au tas présuppose nécessairement l’abolition du régime capitaliste et autoritaire et l’instauration effective du communisme libertaire. Elle ne peut trouver place que dans un milieu social débarrassé de l’État, de ses institutions et de ses survivances. S’il est vrai que, dans un tel milieu social, les exigences de la consommation seront appelées à déterminer et orienter l’effort de la production, il est également vrai que les exigences de la consommation auront pour limite les possibilités de la production ; et c’est en fin de compte — la production étant portée au maximum — la somme des produits obtenus qui fixera le caractère de la consommation.

La consommation, sous régime libertaire, ne peut être que limitée ou libre, et c’est la somme des produits obtenus, par rapport au chiffre de la population consommatrice, qui servira à déterminer le caractère de la consommation : rationnement ou prise au tas.

Exemples : les produits alimentaires sont-ils tous en quantité insuffisante ? Comparée aux besoins de la population, la somme de chacune de ces denrées alimentaires est-elle déficitaire ? Dans ce cas, le rationnement s’impose sur l’ensemble de ces denrées et sur chacune d’elles.

Y a-t-il insuffisance sur quelques-unes seulement de ces denrées, par exemple : le lait, la volaille, le poisson, les œufs, tandis qu’il y a surabondance sur les autres produits : pain, vin, viande de boucherie, légumes, fruits, etc… ? Dans ce cas, le rationnement joue sur les denrées en insuffisance et les autres : celles qui sont en excédent, bénéficient du régime dit de « la prise au tas ».

Il est à prévoir que, au début du régime communiste libertaire, le rationnement existera sur la totalité ou la presque totalité des produits : alimentation, logement, vêtement, mobilier, outils, machines, etc. Mais il sera facile d’accroître la production et de la régulariser. Allant au plus pressé, c’est-à-dire compte tenu des besoins les plus essentiels et de l’urgence à les satisfaire, les efforts de la production se porteront tout d’abord sur les produits de première nécessité. Quand l’équilibre sera réalisé entre les exigences de la consommation et les possibilités de production sur ces produits de toute urgence et de nécessité primordiale, les efforts de la production se porteront sur les produits d’une nature moins indispensable ou moins urgente, jusqu’à ce que, de progrès en progrès, la production générale, déficitaire d’abord, suffisante ensuite, finisse par devenir surabondante.

Chaque pas en avant dans ce sens éliminera le nombre des produits à consommation limitée, et il n’est pas chimérique de prévoir qu’un moment viendra où le régime de la consommation libre dit de « la prise au tas » s’appliquera : 1° au nécessaire ; 2° à l’utile ; 3° au confortable.


Ce système de « la prise au tas » laissant à chacun la faculté de prendre librement et sans restriction ce qu’il veut, tout ce qu’il veut et autant qu’il veut, choqua si fortement les idées et les habitudes ayant cours à notre époque ; il est tellement en contradiction avec la mentalité actuelle et les règles présentement établies, que je crois devoir entrer dans le détail et fournir aux lecteurs de cet ouvrage des explications de nature à les