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ments divers. Lorsque, pour préserver certaines parties de son corps, pour se garantir des intempéries ou pour obéir à des raisons appelées « morales », il couvrit partiellement ou totalement sa nudité, il n’adopta les vêtements que comme des formes nouvelles de la parure. Il s’ingénia à les rendre brillants par leur coupe, leurs couleurs, leur richesse et ne se soumit à la nécessité ou à la morale conventionnellement établie que dans la mesure où elles lui laissèrent la possibilité de briller et de plaire. De tout temps, les modes et ce qu’on a appelé les arts féminins n’ont pas eu d’autre objectif.

L’art de la pensée n’eut que des moyens très limités de s’exprimer tant qu’il n’exista pas de langage suffisamment formé, avec des règles le rendant commun à un grand nombre d’hommes. Les idiomes locaux réduisaient le champ des rapports intellectuels aux petites populations qui les parlaient. Les relations entre régions de plus en plus étendues, unissant et unifiant les individus, leur firent adopter des langues uniques sur de vastes territoires. Leurs formes se fixèrent en même temps que leur domaine s’étendit. Par la suite, « l’écriture, qui avait été d’abord le dessin primitif, l’image choisie pour répondre à des idées simples, devait permettre de fixer par des signes où les traits répondent aux sons une pensée de plus en plus variée et complète » (É. Reclus).

Les lieux et les époques de l’art furent ceux de la vraie civilisation, c’est-à-dire du progrès et du travail. Il est difficile, sinon impossible, de dire ce que fut le progrès, d’en décrire la lente et longue évolution avant la formation des grands peuples dont l’histoire nous est plus ou moins connue. De très nombreux siècles s’étaient écoulés depuis que l’homme, en « découvrant la roue et les métaux, avait marqué la véritable aurore du monde moderne » (É. Reclus).

Il semble que l’Iranie ait été le premier « foyer majeur » de civilisation. Rayonnant autour de lui sur les différents peuples, ce foyer réalisa « comme une sorte d’œcumène antérieur de quelques milliers d’années à celui que forma, il y a deux mille ans, le monde romano-grec » (É. Reclus). C’est d’Iranie que partirent les peuples qui répandirent en Europe, d’une part, en Asie Orientale, d’autre part, le type « Aryen » en même temps que leur langue et leur civilisation. « Les documents laissés par l’histoire primitive sont insuffisants pour énumérer toutes les parties de l’immense héritage légué à l’humanité par le monde iranien : découvertes et métiers, conceptions philosophiques, poèmes, mythes et récits. Mais il est très probable que la part de ces aïeux dans notre savoir actuel dépasse de beaucoup la connaissance que nous en avons » (É. Reclus). On leur devrait, entre autres, le système de numération qui est à l’origine des mathématiques et du développement scientifique universel. Le mythe de Prométhée naquit chez eux du culte primitif du feu, avant que ce culte eût pris des formes sacerdotales. Les monuments qu’ils élevèrent, et dont il reste encore des ruines importantes, furent très nombreux, surtout en Perse. Leur architecture fut plus remarquable par ses proportions grandioses que par l’originalité de ses divers éléments plus ou moins imités de l’art des autres peuples.

L’usage de la brique cuite dans l’art de construire s’établit en Babylonie. « De la brique naquit la ville », dit É. Reclus, et toutes les conséquences des agglomérations humaines dans les cités.

Les Chaldéens firent les premières observations astronomiques ; elles leur permirent de mesurer le temps. C’est à eux qu’est dû le système décimal. On leur doit aussi les premières notions du droit commercial et l’usage des métaux, comme moyen d’échange. Ils furent les véritables inventeurs de l’écriture et commencèrent à écrire l’histoire en peignant ou gravant

leurs annales et leurs codes sur le bois ou sur l’argile. Leurs grammairiens fixèrent les règles des langues, des traducteurs permirent leur compréhension mutuelle et des bibliothèques réunirent les ouvrages des écrivains, soixante-dix siècles avant nous.

Les Phéniciens créèrent les échanges entre les peuples de la Méditerranée. Ils possédèrent le monopole de la navigation dans cette mer où ils établirent les bases du droit maritime international. Ils répandirent sur les côtes méditerranéennes toutes les formes de civilisation qu’ils avaient reçues eux-mêmes de l’Asie, allant jusqu’en Espagne, d’où ils tiraient l’étain, objet le plus important de leur commerce. Ils firent connaître, s’ils ne les inventèrent pas, les arts de la teinturerie, de la verrerie, de la poterie, de la métallurgie. On leur doit surtout la simplification de l’écriture et l’invention de l’alphabet.

À la civilisation des Égyptiens, parallèle à celle des Chaldéens, on dut, bien avant Franklin, la découverte du paratonnerre. Ils furent des premiers qui se servirent du fer, donnant une grande extension aux arts industriels et cherchant à faire des œuvres durables comme les « pierres éternelles » de leurs monuments. Ils ont connu, probablement avant les Chinois, la fabrication de la porcelaine. Les silex taillés, objets en ivoire, en os, en cuivre, en or, statuettes et vases d’argile noire avec empreintes, découverts dans les tombeaux égyptiens datant de plus de 6.000 ans, sont d’une exécution artistique bien supérieure à celle des objets semblables de la même époque trouvés dans les autres régions. Les monuments les plus anciens, comme les pyramides, qui remontent à environ 7.000 ans, indiquent une influence babylonienne par leurs proportions gigantesques et l’emploi de la brique dans leur construction, alors qu’on aurait pu utiliser la pierre des rochers voisins comme on l’a fait ensuite pour la construction des temples. Ceux-ci se distinguent par leurs vastes dimensions, leur simplicité de style, leur accord harmonieux avec la contrée. Ils furent élevés suivant une initiation très précise aux lois astronomiques. Malgré l’œuvre de destruction accomplie par la « civilisation » moderne, il reste en Égypte des ensembles de monuments. Ce sont peut-être les plus anciens de civilisations du passé et, au moins à ce titre, mériteraient-ils d’être conservés comme Thèbes, qui présente encore ses allées de sphynx, sa salle hypostyle, ses porches triomphaux et ses tombeaux. Une destruction imbécile a abattu, par exemple, les temples d’Eléphantis pour en retirer des matériaux. En 1822, on démolit l’arc de triomphe d’Antinoë pour se procurer la pierre à chaux qui servit à construire une sucrerie. Les siècles de gloire militaire de l’Égypte marquèrent la décadence de l’art dans cette contrée. Sésostris fit vainement gratter les monuments anciens pour les couvrir d’inscriptions nouvelles destinées à faire croire qu’ils furent élevés sous son règne et à sa gloire. La pureté de l’art s’accorde mal avec la gloire impure des conquérants.

La Grèce vit converger vers elle tous les éléments de progrès des autres pays. De l’élaboration qui s’en fit avec le génie de son propre sol et de son propre peuple, sortit la plus belle période de l’humanité. À 2.000 ans de distance, le monde en est demeuré tout illuminé ; il en est encore réduit à se retourner vers elle lorsqu’il veut rechercher ses modèles dans tous les domaines de la pensée et de l’art. Certes, la Grèce antique connut les crimes de la tyrannie, de la superstition, et les horreurs de l’esclavage humain. Elle les fit oublier par le rayonnement d’une civilisation incomparablement supérieure à celle de tous les autres peuples de son époque et même d’aujourd’hui. Car notre temps connaît des crimes et des horreurs équivalents sans pouvoir leur opposer autant de grandeur morale et de splendeur artistique. Si la Grèce eut Dracon, elle eut aussi