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tenez ; toute votre existence, vous sentirez peser sur votre échine le poids de son indiscrétion et de sa mufflerie, et durant des siècles et des siècles, lorsque la matière aura depuis longtemps repris et transformé votre pauvre carcasse vivante, et que vous serez, depuis des générations, oublié de tous et de toutes, dans les archives administratives, pour servir de nourriture aux parasites et comme un symbole de sa stupidité, la bureaucratie conservera votre nom, inscrit en superbe ronde, sur un livre que ne lira jamais personne.

Elle vous suivra lorsque, devenu enfant, vous étudierez sur les bancs de l’école. Chaque incident et chaque accident de votre vie d’écolier seront marqués du sceau de la bureaucratie ; elle sera là lorsqu’à vingt ans vous serez appelé, au nom de la « Patrie » à payer votre tribut ; elle sera présente, elle, ses fonctionnaires et ses tonnes de papier, lorsque libéré du service militaire, vous aurez à remplir vos devoirs civiques. Impersonnelle, comme une âme qui flotte dans l’éther, elle vous suivra partout, Rien ne lui échappera ; curieuse, elle pénétrera dans votre vie intime ; exigeante, elle voudra savoir ce que vous gagnez, et par l’intermédiaire du percepteur ; qui se retranche derrière le gouvernement qui, lui-même, est recruté au sein du parlement qui se réclame du peuple, elle vous soutirera, pour des buts indéterminés et sous forme d’impôts directs et indirects, le maigre fruit de vos durs labeurs.

Toutes vos résistances seront vaines et inopérantes : le « Bureau » vous étrangle, vous écrase, mais il est animé par une puissance occulte, invisible, contre laquelle vous ne pouvez lutter.

Êtes-vous sans argent pour payer votre dette à l’État ? N’avez-vous pas de répondant pour faire face aux frais de procédure que nécessitera votre saisie éventuelle ? Qu’à cela ne tienne ; c’est la course aux petits papiers qui commence, les frais énormes qui s’accumulent, sans raison, sans logique, sans but. La bureaucratie travaille.

Avez-vous, par malheur, recours à la « Justice » ? Avez-vous un procès civil ou commercial ? Vous êtes un homme perdu ; tous les éléments de désorganisation sociale s’acharneront sur vous ; l’huissier, l’avoué, le greffier, l’avocat, chacun d’eux dans son cadre et dans sa maîtrise s’arrangeront à embrouiller votre affaire, et votre différend, réglable le plus souvent avec un peu de bonne volonté et dont l’exposé tiendrait en quelques lignes, fera l’objet d’une dépense d’encre et de papier, dont le coût sera souvent supérieur aux intérêts que vous avez à débattre.

Un contrat à passer, une transaction à exécuter ? Pour qu’ils possèdent un caractère d’authenticité, il leur faut, sous peine de nullité, être rédigés sous la haute autorité du notaire. Ainsi le veut la loi.

Et il n’y a pas que dans les questions d’argent que nous sommes envahis. La maladie s’empare-t-elle de nous ? Avons-nous besoin d’être conduits dans un hospice ? Avant de toucher le docteur, le savant qui peut, par sa science, nous délivrer du mal dont nous souffrons, il faut satisfaire à la curiosité du bureaucrate qui, jaloux de son autorité, veut noircir ses folios et ses fiches. Qu’importe notre douleur, la peine de nos proches ! La bureaucratie réclame ses droits, ses prérogatives, ses privilèges. Il faut qu’elle soit maîtresse, elle l’est, et elle triomphe à toute heure et en tout lieu.

Elle paralyse toutes les énergies, toutes les initiatives ; elle intensifie la misère. Le malheureux, le vieillard qui attendent de la charité publique organisée l’assistance qui, de sa maigre mensualité, lui permettra de ne pas crever de faim, souffre de sa lenteur ; l’inventeur est victime de sa routine, et il semble

que, comprenant le danger que présente pour elle le progrès, la bureaucratie cherche à le retarder, à l’étouffer, à l’étreindre.

Que de ravages elle exerce ! Que d’hommes elle a ruinés ! Elle enrégimente une armée de pauvres bougres, bourrés de préjugés, inaccessibles à la pensée, saine et large, cantonnés dans la petite vie mesquine et étroite du « bureau » et n’ayant comme horizon intellectuel que la feuille de papier et le porte-plume. Elle étrique le cerveau comme le corps, et comme l’on comprend que les fonctionnaires de cette ruineuse institution, habitués à la discipline hiérarchique, soient férocement attachés à ce régime qui les nourrit à peine !

Combien d’individus seraient rendus à la production et à la vie si l’on se débarrassait de ce chancre social ? Il n’y a, pour en avoir un aperçu, que de jeter les yeux autour de soi. L’État, pour son compte, emploie plusieurs centaines de milliers de fonctionnaires et, sans crainte de se tromper, on peut affirmer qu’à part ceux attachés au service des postes et télégraphes, de l’Enseignement, de l’Hygiène, de la Voirie et des Transports, les autres sont à la charge de la collectivité, et n’apportent absolument rien d’utile en échange de ce qu’ils consomment. Ce sont d’inconscients parasites, victimes, eux-aussi, cependant, de l’ordre économique actuel.

Et cela n’est encore rien. Il n’y a pas que l’État qui soit le refuge du fonctionnarisme. Les grandes administrations publiques, qui forment un État dans l’État, n’occupent pas la dernière place dans le gâchis occasionné par la bureaucratie. À côté des mécaniciens, des chauffeurs, des ouvriers, des conducteurs, qui assurent le service normal des chemins de fer, il y a une nuée d’employés dont les services sont encore à signaler, et qui entravent le développement des régimes ferroviaires ; il en est de même dans les grandes compagnies d’électricité, d’eau, de gaz, etc…, etc…, et il n’y a pas lieu de s’étonner des difficultés financières que rencontrent ces institutions, lorsqu’on établit les sommes englouties mal à propos par des administrations si peu en rapport avec les progrès de la science appliquée.

Est-ce tout ? Non pas, hélas ! Il y a le commerce, il y a la banque. Là encore, croupissent des centaines de milliers de bureaucrates qui ne paient pas leur tribut de travail à la société. Il y a des centaines de milliers d’individus penchés sur des chiffres qui, du soir au matin, additionnent, multiplient, divisent, sans que jamais, jamais, de cet arithmétique fatigante, ne sorte une unité utilitaire.

« Si un tigre croyait, en sauvant la vie d’un de ses semblables, travailler à l’avènement du bien universel, il se tromperait peut-être » (J. M. Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction). Si l’on disait à ces millions d’individus qu’ils accomplissent une tâche rétrograde, qu’ils gênent la marche du progrès, qu’ils arrêtent l’évolution des mondes, que, par leur travail, ils perpétuent un ordre social qui doit s’écrouler pour le bien d’une humanité grande, libre et belle : ils ne nous comprendraient peut-être pas. Et pourtant !…

La bureaucratie n’est-elle pas le symbole du parasitisme moderne ? Ne fait-elle pas pencher la balance du côté du capital ? Il y a actuellement, en France, d’après les statistiques officieuses, six à sept millions d’ouvriers manuels, sur une population de 40 millions d’individus. À part les vieillards, les enfants et les riches — qui sont relativement peu nombreux — tout le reste est jeté sur le marché de l’administration et va grossir cette classe de pauvres bougres, à mentalité de bourgeois, que forment les fonctionnaires et les bureaucrates. (Voir Fonctionnaires.)