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de la période que nous traversons, où la concurrence est restreinte à quelques monopoleurs et privilégiés, étatistes ou particuliers. Le stade actuel de l’évolution historique est remarquable. En effet, par l’existence d’une espèce humaine en voie de se vêtir, de se nourrir de la même façon d’un bout du monde à l’autre, de se loger en des habitations construites en tous lieux sur un modèle identique, le phénomène caractéristique du moment actuel, c’est une humanité en voie de penser d’une même manière sur tous les sujets, d’accepter une même solution pour tous les problèmes de la vie. Si on ne réagit pas vigoureusement, les personnalités tranchées, les tempéraments originaux, les esprits inventifs, les créateurs et les initiateurs deviendront une exception, une anormalité.

La concentration de la production manufacturée entre les mains d’un petit nombre de détenteurs, le travail en grandes masses dans les usines immenses et les fabriques-casernes, la fabrication en série, la conscription et les armées permanentes font rétrograder l’unité humaine vers la bête de troupeau : chair à bergers, chair à dictature.

Plus se réalisera la mainmise des accapareurs, des administrations sociales ou des États sur la gestion de la production ― et plus s’accélérera l’involution de l’ouvrier vers l’homme machine, de plus en plus incapable d’un travail autre que la conduite ou la surveillance d’un mécanisme automatique, produisant toujours la même pièce, la même parcelle d’objet.

Il n’y a aucune similitude entre la « concurrence », au sens où l’entendent les individualistes, et la « guerre ». La guerre est une lutte que se livrent dirigeants, monopoleurs, privilégiés, accapareurs politiques ou industriels dont les intérêts n’ont rien de commun avec le développement ou la sculpture de l’individualité humaine. L’ « état de guerre » abaisse l’humain au degré de sous hommes, d’objet animé réquisitionnable à merci dans son être et dans son avoir, ne lui laissant aucune possibilité de résistance ou de protestation contre la situation qui lui est imposée. C’est, comme on voit, tout le contraire de « l’état de concurrence ».

L’exercice de la concurrence, au point de vue individualiste, est consécutif à la rationalisation de la production. Là où il y a surpopulation, l’émulation est illusoire. Ce qui se passe actuellement le démontre surabondamment : pas de concurrence possible, une lutte âpre entre appétits et besoins à assouvir, un combat aveugle où la valeur éthique de l’individu et la perfection du produit passent à l’arrière-plan. Et ce sont fréquemment les mieux doués cérébralement, les plus originaux, les plus aptes moralement qui succombent, écrasés, noyés, dans le trop plein d’une médiocratie surabondante.

Ici encore, le dessein de l’individualiste anarchiste ressort avec toute clarté : le développement de l’unité humaine ― associée, ou isolée ― porté à son maximum, de l’unité humaine et non d’une élite de privilégiés d’une espèce ou d’une autre.

Voilà, pourquoi les individualistes ne séparent pas l’exercice de la concurrence de la faculté pleine et entière, pour chaque isolé ou associé, producteur ou consommateur, de profiter, sans aucune réserve, des occasions d’apprendre, de connaître, de se perfectionner, de disposer du moyen de production, des facilités de déplacement, de publicité. Une fois pour toutes, pas de concurrence possible entre le cultivateur, qui possède de primitifs outils de culture, et le fermier propriétaire d’instruments aratoires perfectionnés. Celui-ci est toujours un privilégié par rapport à celui-là.

Tout état de choses, tout milieu individualiste qui ne garantit pas au moins à l’être individuel l’égalité au point de départ (et, dans certaines circonstances,

le rétablissement de cette égalité en cours de route) est impropre au jeu de la concurrence.

Sans la faculté de concurrence entre eux des associations, des groupes à effectifs restreints, des isolés, tendant à une production toujours plus améliorée, perfectionnée, raffinée, différenciée, originale, on ne voit pas bien comment on peut éviter la « dictature » avouée ou dissimulée, qui tend, elle, et naturellement, vers l’uniformité, la stagnation, le conformisme. ― E. Armand.

CONCURRENCE. Le Larousse nous donne une définition plutôt brève de ce qu’est la « concurrence » ; qu’on en juge : Rivalité entre commerçants, marchands, etc., etc., et c’est tout. En réalité, la concurrence est autre chose qu’une rivalité entre commerçants ; si elle n’était que cela, et si ses conséquences n’exerçaient pas une influence dans tous les milieux, nous laisserions purement et simplement les rivaux se déchirer entre eux, assistant en spectateurs à la lutte, en nous gardant de prendre part au conflit. Mais puisqu’elle est une branche de l’arbre capitaliste et qu’elle marque une période d’évolution du commerce et de l’industrie, elle mérite une étude assez sérieuse et peut-être n’est-il pas inutile de la suivre dans ses diverses manifestations pour essayer, par son présent, de déterminer son avenir.

La concurrence est née en Europe à l’époque de l’affranchissement des communes, mais ce n’est réellement que depuis un siècle que, favorisée par intensification de la grosse industrie, due aux applications de la science, elle a envahi le domaine commercial et s’est, avec une rapidité inouïe, introduite sur tous les marchés nationaux et internationaux.

Les facilités avec lesquelles on se déplace, l’utilisation du téléphone et du télégraphe, et, plus récemment encore, les progrès de la T. S. F., qui permettent de transmettre, en quelques minutes, un ordre à l’autre bout du monde, ont transformé le commerce du tout au tout et, de nos jours, la concurrence n’est pas une lutte entre petits boutiquiers qui cherchent à vendre à un prix faiblement inférieur un produit de même nature, mais une guerre entre diverses fractions de puissants capitalistes, dont le but est de monopoliser à leur profit tout le commerce et l’industrie mondiaux.

Durant une période assez longue, on a accepté comme un axiome que la concurrence était un avantage pour le consommateur, en provoquant une baisse de prix sur les marchés ; nous verrons, par la suite, que cette affirmation ne reposait sur aucune base solide, et qu’au contraire, elle détermine une hausse constante du prix de la vie.

Le commerce est un vol autorisé puisqu’il consiste simplement à acheter un produit au plus bas prix pour le revendre au plus haut. Un bon commerçant doit donc posséder l’art d’acheter 10 francs ce qui en vaut 20 et de revendre 20 francs ce qui en vaut 10. Nous laissons aux économistes bourgeois le soin de démontrer la moralité d’une telle pratique ; mais, quels que soient les arguments invoqués, ils seront obligés de reconnaître que c’est là le principe élémentaire qui sert de base au commerce.

Dans le domaine de l’industrie, le problème se complique, car il entre en jeu un autre facteur : la fabrication, et le manufacturier est obligé non seulement de se procurer au plus bas prix les matières premières nécessaires au fonctionnement de son entreprise, mais encore de déterminer le prix du produit manufacturé en tenant compte de la main-d’œuvre utilisée pour la fabrication de ce produit.

Bien que le commerce et l’industrie soient étroitement liés, la lutte sur le terrain industriel, est donc plus ardue que celle menée sur le terrain purement