Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 1.djvu/519

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
DEM
518

tionnaire qui exercent sur les populations leur absolu pouvoir et politiquement entravent ou cherchent a entraver tout progrès, ne manquent jamais de se réclamer dans la direction de la, chose publique des intérêts et de la souveraineté populaires. Cela s’explique, car si, dans le passé, il fut possible aux autocrates d’éloigner le populaire de tout ce qui intéresse la vie d’une nation, c’est qu’ils étaient considérés comme des demi-dieux, nantis d’un pouvoir supérieur, et que la croyance et l’ignorance des hommes favorisaient une telle conception de la vie sociale ; mais Dieu est mort et n’exerce plus sur le monde qu’un pouvoir spirituel. Malgré les empreintes profondes laissées par les religions, malgré leur emprise sur une partie de l’humanité, il n’est cependant plus un individu — à moins qu’il ne soit un fanatique — qui, en notre siècle de modernisme, se laisserait gouverner économiquement au nom d’un Dieu qui apparaît lointain et qui s’éloigne chaque jour davantage. Il faut quelque chose de positif, maintenant, à la collectivité humaine ; l’homme veut être libre et la démocratie, si elle ne lui donne pas la liberté, lui offre tout au moins l’illusoire et l’éphémère satisfaction de se croire libre politiquement, alors qu’il est enchaîné dans les lois économiques dont il forge lui-même les mailles.

Si nous jetons un regard en arrière et si nous faisons une comparaison entre les formes politiques passées et présentes, nous pouvons constater que la démocratie n’est que l’adaptation dés classes possédantes aux nécessités intangibles de l’évolution sociale.

Il fut un temps où le fait de posséder la terre donnait au possédant le droit absolu et incontesté de gouverner et il ne serait jamais venu au serf l’idée de réclamer une parcelle d’autorité à son maître. L’autorité se transmettait de génération en génération avec les domaines, et le pouvoir était en conséquence exercé par un aristocratie héréditaire qui se réservait tous les privilèges économiques et politiques.

Les relations d’homme à homme, de pays à pays, de contrée à contrée ; les découvertes de territoires nouveaux et l’intensification du négoce international devaient, en donnant à l’argent une puissance inconnue, transformer cet état de chose et cependant que « les rois se ruinent dans les grandes entreprises et que les nobles s’épuisent dans les guerres privées, les roturiers s’enrichissent dans le commerce. L’influence de l’argent se fait sentir sur les affaires de l’Etat » (Tocqueville). Ces divers progrès ne pouvaient se manifester sans imprimer au peuple une orientation nouvelle et les gouvernements se trouvaient forcément influencés par les nouvelles lois économiques qui avaient leur répercussion sur tout l’ensemble de l’activité sociale. C’est la démocratie qui prenait naissance ; elle se développa graduellement ; elle détruisit la féodalité ; elle sortit victorieuse de sa lutte contre les régimes autocratiques et s’imposa enfin au monde par l’idée de liberté dont elle semblait inspirée.

Si la « république était belle sous l’Empire » la démocratie n’a rien à lui envier en ce qui concerne les désillusions qu’elle a fait naître. En vérité, ce ne fut pas sans crainte que la bourgeoisie, qui n’est en réalité qu’une nouvelle aristocratie, constatait les progrès de la démocratie ; mais, ne pouvant en arrêter l’évolution, elle allait l’adapter à ses besoins et s’en faire une arme contre ceux-là mêmes qui en étaient les plus chauds partisans et les plus fidèles défenseurs. Pour donner au peuple l’illusion de la liberté absolue, pour le convaincre de sa puissance en matière politique, on le laissa se gouverner lui-même ou plutôt on lui en laissa l’apparence et lorsqu’en 1848, après bien des hésitations, la bourgeoisie française accorda au peuple le suffrage universel, elle fut bien vite rassurée sur les dangers de la démocratie, car, en raison de son igno-

rance, le peuple envoya aussitôt à l’Assemblée Constituante une majorité de réactionnaires.

La bourgeoisie comprit alors tous les avantages que présentait.pour elle la démocratie et elle s’efforça d’en consolider les bases tout en en conservant la direction et « On comprend alors pourquoi les hautes classes ont définitivement abandonné toute idée de restauration monarchique ou césarienne, et pourquoi elles soutiennent de toute leur influence et de leur argent, les journaux et les candidats démocrates de tout poil et de toute nuance ». (F. Delaisi, La Démocratie et les Financiers, p. 69.)

Il n’y a donc pas grand chose de changé ; la démocratie actuelle ne se différencie que faiblement des anciens régimes et si le peuple est souverain, reconnaissons que c’est un souverain plein d’abnégation qui sacrifie tout son bien-être au profit d’une oligarchie occulte qui ne se présente que sous la forme d’un gouvernement qu’il a lui-même nommé.

Qu’a fait la démocratie ? Rien, nous dit Tocqueville ; elle a été abandonnée à ses instincts et il en est résulté que la révolution démocratique s’est opérée dans le matériel de la société, sans qu’il se fit dans les lois, dans les habitudes et les mœurs, le changement nécessaire pour rendre cette révolution utile. En quittant l’état social de nos aïeux, on jetait pêle-mêle derrière nous leurs institutions, leurs idées et leurs mœurs ; qu’avons-nous pris à la place ? Le prestige du pouvoir royal s’est évanoui, sans être remplacé par la majesté des lois ». Pouvait-il en être autrement ? Anarchistes, nous ne le pensons pas et les démocrates sincères, les démocrates d’hier qui n’ont pas vécu l’expérience de la démocratie, ont commis une profonde erreur en s’imaginant qu’un gouvernement peut être d’émanation populaire alors qu’en réalité le capital est le maître absolu et que c’est lui qui dirige toute l’activité politique, économique et sociale du monde moderne.

Cela peut sembler un paradoxe, surtout lorsque l’on sait que le peuple a la faculté de nommer ses délégués dans les assemblées législatives et que, par conséquent, c’est lui qui exerce le pouvoir par l’intermédiaire des hommes qu’il désigne à certaines fonctions. Nous avons dit plus haut que cela n’était qu’une illusion et il suffit pour s’en convaincre de lire l’œuvre de vulgarisation dû à la plume de Francis Delaisi : « La Démocratie et les Financiers ». Dans ce petit ouvrage, écrit en 1911, Delaisi nous éclaire sur la façon dont se font les élections en régime démocratique ; il dévoile à nos yeux tous les dessous de l’action parlementaire et aucun doute ne peut subsister sur l’indépendance des Parlements et sur le rôle qu’ils jouent dans les organisations démocratiques. Les gouvernements sont étroitement liés avec les grosses entreprises financières et industrielles et les gouvernants ne sont que des hommes de paille, des pantins que manœuvrent les véritables maîtres qui se cachent derrière le paravent de la démocratie. Les exemples abondent de cette corruption parlementaire et gouvernementale et il n’est pas besoin de fouiller dans le passé pour trouver des preuves du mensonge démocratique. Le capital soutient la démocratie et cela se conçoit, car aucun régime ne lui semble aussi favorable et c’est la raison pour laquelle tous les pays du monde s’orientent de plus en plus vers la démocratie.

Le peuple est souverain ; c’est lui qui est le maître et qui contrôle l’activité économique et politique du pays ; c’est en son nom que se font les lois et c’est en son nom qu’elles sont appliquées ; c’est lui qui veille à ce que les intérêts de la collectivité ne soient pas sacrifiés aux intérêts de quelques particuliers ; en un mot, c’est lui qui gouverne. Voilà l’esprit de la démocratie. Mais étudions-la brièvement dans son activité,