Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 1.djvu/533

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
DES
532

qu’on peut dire « classique ». Les autres ? Qui sont-ils ces autres ? Dans une société où le bien-être est le produit de la rapine et du vol, « les autres » ne peuvent être que la minorité possédante, vivant sur le travail d’autrui et accaparant la plus grosse partie de la richesse sociale. Les déshérités sont donc ceux qui ne possèdent rien, ne posséderont jamais rien et, durant toute leur existence, mèneront une vie d’esclaves.

Ils n’ont rien ; et comment auraient-ils quelque chose, les déshérités, puisqu’ils viennent au monde dans la misère, et que leur unique héritage est la pauvreté ? Personne ne peut leur léguer un peu de bonheur et de bien-être, qui sont le privilège des riches et qui se transmettent avec la fortune, de père en fils. Acquérir ce bien-être est chose impossible aux déshérités, car la fortune et la richesse ne sont pas les fruits du travail et de l’économie, mais de la roublardise et de l’exploitation.

Le déshérité, c’est le prolétaire qui du matin au soir est obligé de se soumettre à la pénible loi du travail capitaliste et n’a aucune espérance de voir son sort s’améliorer dans les cadres de la société bourgeoise. Et, après une vie de labeur, lorsque, vieux et fatigué, il est incapable de fournir sa part de travail au capitalisme, son unique ressource est le bureau de bienfaisance ou l’hospice, ce qui est la même chose : la misère.

Et encore, parmi cette grande majorité d’exploités, de déshérités, sacrifiés à la soif de jouissance d’une minorité oisive, il y a à faire des classifications. Il est des individus plus malheureux les uns que les autres et qui traînent péniblement une vie de paria. Le travailleur a encore cette satisfaction de retrouver le soir autour de la table familiale, la femme et les bambins qui lui font oublier un instant les soucis de la lutte quotidienne et lui donnent le courage nécessaire pour reprendre le lendemain le collier de misère ; il jouit parfois des mille petits riens qui rendent supportable la vie de l’exploité ; il participe à l’action qui doit lui apporter sa libération sociale ; la vie est rude mais il se nourrit de cette espérance, qu’un jour son sort, qui est intimement lié à celui de ses semblables, s’améliorera. Hélas ! Il est des individus, descendus au dernier degré de l’échelle sociale, qui n’ont ni travail, ni famille, ni foyer, ni amis et qui traînent leur misère derrière eux, ayant à jamais perdu l’espoir d’un changement dans leur vie. Ce sont des morts-vivants habitant des taudis ou couchant sous les ponts et qui n’ont même plus la force de se révolter contre une société qui les soumet à un tel état de chose. Ils vivent de la charité publique, si toutefois on peut appeler vivre, cette végétation toute physique ; ils n’ont aucun but ; ils vivent par instinct de conservation, sans savoir pourquoi, ni comment.

Ce sont des exceptions, diront les défenseurs du régime bourgeois. Hélas non ! Ce ne sont pas des exceptions et si, dans les pays occidentaux, la misère brutale et atroce est cachée par la bourgeoisie, il existe des contrées entières ou les déshérités meurent littéralement de faim, sous l’œil indifférent du capitalisme.

M. René Maran qui milite activement en faveur de ses frères noirs, nous initie à la misère de ces déshérités, soumis à un régime abject en Afrique Equatoriale française. Au sujet de la construction de la voie ferrée Congo-Océan, voici ce qu’il écrivait :

« Pendant tout 1925, on a assisté au drame suivant : du Tchad, de l’Oubangui, du Bas-Oubangui et du Moyen Congo, des Saras, des Yakomas, des Bandas, des Bakongos, tous gens solides, avaient été, par voie fluviale, acheminés sur Brazzaville, et de Brazzaville sur les chantiers où l’on travaillait à la voie ferrée.

« Il est hors de doute que l’on aurait dû descendre en même temps, et par le même vapeur, les travail-

leurs et leurs vivres. Il n’en a rien été. Saras, Bandas, Bakongos et Yakomas, étaient d’abord expédiés sur Brazzaville. Suivaient leurs vivres à deux ou trois semaines d’intervalle.

« Aussi, par manière de protestation, ces malheureux crevaient-ils affamés. Entre février et septembre 1925, la mortalité par dénutrition a été effroyable… Sur certains chantiers, à différentes reprises, les manœuvres noirs sont restés quatre jours sans manger, sur d’autres leur ration était infime. On ne distribuait par exemple, aux Saras, gros mangeurs de mil, que de ridicules portions de manioc.

« Cette pénurie de vivres, ce rationnement inintelligent, cette criminelle imprévoyance de la haute administration, ont produit tous les résultats qu’ils devaient produire. Les contingents envoyés fondaient à vue d’œil. L’un de ceux-ci qui s’élevait à trois cent cinquante individus à son arrivée à Brazzaville, n’en comprenait plus, au bout de trois mois, que soixante-neuf. TOUS les autres étaient morts. » (René Maran). Le fait signalé par René Maran est assez fréquent et se reproduira encore, car il n’est qu’un effet du régime qui considère comme normal que des hommes crèvent de faim, cependant que des milliers de tonnes de vivres sont inutilisés ; il n’y a donc pas à s’en étonner outre mesure. C’est l’indignation qui devrait s’emparer de l’individu animé d’un peu de sentiment à la lecture d’une telle barbarie. Ce qu’il y a de terrible, c’est que les populations ouvrières se rendent complices bien souvent des actes de la bourgeoisie et de ses représentants.

Qui donc ignore les souffrances du peuple irlandais, assujetti à l’impérialisme britannique et qui, depuis le xiie siècle, lutte pour son indépendance ? C’est toute la population de l’Irlande qui est déshéritée et qui se bat pour conquérir sa liberté ; il en de même des nombreuses populations des Indes qui sont honteusement exploitées par la perfide Albion. Or, le peuple anglais, qui bénéficie dans une certaine mesure de cette indigne exploitation, n’élève pas la voix en faveur de son frère indigène.

En Amérique c’est toute la population noire des États-Unis qui est victime des préjugés de race et de couleur, qui est martyrisée et soumise à des vexations quotidiennes de la part de la population blanche, et le travailleur américain ne dit rien, et se prête à ces manœuvres déshonorantes pour un homme qui se prétend libre.

En Bulgarie, en Roumanie, ce sont les juifs qui souffrent des pogroms organisés par le gouvernement pour éloigner le peuple de la lutte de classes qui est la véritable lutte pour l’émancipation des hommes. Et il en est ainsi partout. Le monde regorge de déshérités, alors que l’humanité pourrait être heureuse, si les hommes voulaient comprendre enfin la cause de leur souffrance.

Nous avons dit par ailleurs que la philanthropie ne pouvait rien contre la misère humaine ; mais qu’elle entretenait plutôt un état de chose qui n’est que la conséquence d’une mauvaise organisation sociale. Il n’y a que l’union de tous les déshérités qui peut changer la face des choses. La misère ne disparaîtra qu’avec la richesse, mais ceux qui détiennent la richesse entendent la défendre avec la dernière énergie. C’est pourquoi la révolution est l’unique moyen dont disposent les déshérités, pour détruire une organisation sociale élaborée sur des erreurs séculaires, et la remplacer par une société ou la solidarité sera le lien de fraternité universelle.


DÉSHONORER. verbe. Oter l’honneur, avilir quelqu’un. « Se déshonorer : perdre son honneur ». Le