Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 1.djvu/605

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
DRO
604

son travail et mettre à la portée de chacun l’instruction indispensable à tous les hommes ; elle doit, par une assistance fraternelle, assurer l’existence des citoyens nécessiteux, soit en leur procurant du travail dans les limites de ses ressources, soit en donnant, à défaut de la famille, des secours à ceux qui sont hors d’état de travailler.

« En vue de l’accomplissement de tous ces devoirs, et pour la garantie de tous ces droits, l’Assemblée nationale, fidèle aux traditions des grandes Assemblées qui ont inauguré la Révolution française, décrète, ainsi qu’il suit, la Constitution de la République… »

VI. La Déclaration de 1789, comme celles qui furent inspirées par le même idéal, a eu sur la mentalité du peuple français une influence durable et profonde dont il convient d’apprécier impartialement les effets.

Elle produisit un phénomène de vertige mental. Jusqu’en 1789, en effet, on n’avait défendu ou revendiqué en France que des « droits particuliers », « concrets », « limités » à « certains individus » ou à « certaines collectivités » : c’étaient les droits des nobles, les droits des clercs, les droits des gens de robe, les droits des bourgeois ou des marchands (quincailliers, bouchers, boulangers, corroyeurs, etc.) ; c’étaient aussi, mais les plus négligés de tous, les droits des ouvriers, des « compagnons ».

Disciples des « philosophes », les révolutionnaires de 1789 et des Assemblées suivantes considérèrent, non plus tel ou tel citoyen, telle ou telle collectivité d’individus, clairement et spécifiquement désignés, qu’on pouvait coudoyer tous les jours dans les rues, de qui on connaissait les besoins, les aptitudes et les aspirations, mais l’ « homme », l’homme tout court, c’est-à-dire une entité abstraite, sans nom, sans rôle social défini, un être de raison que personne n’avait rencontré nulle part.

Cette généralisation, pour excessive qu’elle fût, avait, au point de vue spéculatif, l’avantage de supprimer radicalement les classifications établies. Elle affola les imaginations. Un délire sacré s’empara des esprits. Un fanatisme d’un genre inconnu gonfla les cœurs. Dès lors, la politique parut ignorer les cas d’espèce. Elle ne s’intéressa plus qu’à l’universalité des humains, pris en bloc, à tous les hommes de toutes les conditions, de tous les peuples, de toutes les races, de toutes les couleurs, de tous les temps. Ce fut sublime et enfantin. Les politiciens, en quête de fructueux mandats électoraux et de grasses prébendes officielles, s’emparèrent des « droits imprescriptibles » comme fait le chasseur d’un miroir à alouettes et, à l’aide de vagues promesses, de formules pompeuses mais vides, où les « principes immortels » revenaient comme un leit-motiv, ils dupèrent, pendant plus d’un siècle, le peuple, qui semblait fasciné. Devant l’urne électorale, on ne fut plus serrurier, maçon, couvreur, mais « citoyen ». Au lieu de militer pour ses intérêts personnels, on s’enflamma pour l’idéologie des « clubs », des comités. On fut républicain ou monarchiste, clérical ou laïque, radical ou opportuniste, socialiste ou communiste, libéral ou fasciste. L’ex-compagnon boucher négligea ses droits de boucher ; l’ex-compagnon zingueur délaissa ses droits de zingueur ; l’ex-compagnon charron passa condamnation de ses droits de charron. L’ouvrier, frustré mais aveuglé, sembla préférer des théories générales à ses intérêts corporatifs immédiats. On se passionna pour des mythes ; on se battit pour des chimères ; on mourut pour des abstractions. Les Français, Don Quichottes éternels, que les croisades avaient promus jadis « soldats de Dieu », devinrent, par la grâce des « Droits de l’Homme », les « soldats de la liberté ». Leur devise fut : « La fraternité ou la mort ! » Ils semèrent de leurs os les champs de bataille du monde. Leurs sacrifices, pourtant, restaient vains. Ils

sapaient les « abus » ; mais sur leurs cadavres immolés à la justice, les abus renaissaient aussi nombreux, avec de nouveaux noms. Ils proclamaient les « immortels principes » ; mais, eux disparus, les « droits » qu’ils avaient consacrés de leur sang étaient « soigneusement roulés dans le linceul de pourpre où dorment les dieux morts ». Durant plus d’un siècle, des millions de Français — des ouvriers, pour la plupart — moururent pour l’idéal. Quant au profit, ce fut le bourgeois qui l’obtint.

En effet, tandis que les champions de l’idée pure succombaient sans retour, l’ex-maître boucher, l’ex-maître zingueur, l’ex-maître charron, le bourgeois, le « patron », n’oubliait point ses anciennes « franchises » et, par tous les moyens, s’efforçait de les rétablir. Dans la société issue de la Révolution, la noblesse, le clergé avaient perdu leurs privilèges. Et c’était justice. Mais le bourgeois — c’est-à-dire le propriétaire, le commerçant, l’industriel, le financier, surtout — désormais tout puissant, régnait sans contrôle sur la cité nouvelle.

On connaît le piquant tableau qu’a tracé de la France républicaine la plume acérée d’Anatole France :

« L’État pingouin était démocratique, trois ou quatre compagnies financières y exerçaient un pouvoir plus étendu et surtout plus effectif et plus continu que celui des ministres de la République, petits seigneurs qu’elles gouvernaient secrètement, qu’elles obligeaient, par intimidation ou par corruption, à les favoriser aux dépens de l’État, et qu’elles détruisaient par les calomnies de la Presse, quand ils restaient honnêtes. » (L’Île des Pingouins, p. 243.)

« Le nouvel État reçut le nom de chose publique, ou République. Ses partisans étaient appelés républicanistes ou républicains. On les nommait aussi chosards et, parfois, fripouilles ; mais ce dernier terme était pris en mauvaise part.

La démocratie pingouine ne se gouvernait point par elle-même ; elle obéissait à une oligarchie financière qui faisait l’opinion par les journaux et tenait dans sa main les députés, les ministres et le président. Elle ordonnait souverainement des finances de la République et dirigeait la politique extérieure du pays. » ( « L’Île des Pingouins », p. 173.)

Le témoignage d’un auteur sceptique, mais averti, semblerait-il suspect ? Détachons de la revue démocratique Les Cahiers des Droits de l’Homme, organe officiel de la Ligue du même nom, l’exergue suivant qui contient un aveu à retenir :

« Les Droits de l’Homme sont-ils proclamés ? Oui.

« Sont-ils appliqués ? Non. »

Ce désintéressement total des pouvoirs publics français à l’égard des Droits de l’Homme ne doit pas surprendre outre mesure. La Constitution de 1875, qui régit présentement l’État français, ignore, en effet, officiellement les Droits de l’Homme et du Citoyen.

Faut-il conclure de cette ignorance officielle — qui fut certainement volontaire, de la part de nos derniers « constituants » — qu’une loi française peut, sans violer la Constitution, attenter aux Droits de l’Homme ? M. Léon Duguit, professeur de droit international à la Faculté de Bordeaux, a répondu négativement à cette question redoutable :

« La Constitution de 1875, a-t-il écrit, est la seule des Constitutions françaises où l’on ne trouve aucune mention, aucun rappel des droits inscrits dans la Déclaration de 1789. Dans ces conditions, on peut se demander si les règles de la Déclaration des Droits de 1789 ont cessé d’avoir force légale, positive, et si le Parlement pourrait, à l’heure actuelle, faire des lois portant atteinte aux droits naturels, individuels, de l’homme, sans violer les dispositions fondamentales de notre droit public ? Nous répondons : non, sans hésiter, et nous croyons fermement que toute loi contraire aux