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Russes, Allemands et Polonais. La vue de ces malheureux opprimés se haïssant et s’entre-déchirant sans se comprendre l’attristait.

Profondément bon, et surtout ami de la paix et de la fraternité, il souffrit plus que tout autre au spectacle de cette image en raccourci de l’humanité ravagée par les guerres et à ce moment naquit en lui le désir d’apporter un remède à cet état de choses.

Cependant, il n’avait pas quinze ans. A partir de ce moment, cette question, sans cesse, occupa son cerveau. Il envisagea différentes solutions, mais une seule lui sembla digne d’être retenue : le recours à une langue unique. Mais laquelle ? L’inimitié qui divise les races s’oppose à l’adoption d’une langue vivante. Une langue morte : grec ou latin, ne possède pas un vocabulaire suffisamment riche pour servir de moyen d’expression aux hommes modernes, la vie d’aujourd’hui étant beaucoup plus compliquée. Il aurait été nécessaire de l’accommoder, de l’enrichir, à tel point qu’elle en aurait été complètement transformée. Il fallait à tout prix créer une nouvelle langue.

Cette conviction acquise, il résolut de se consacrer à l’élaboration d’une langue artificielle.

D’intelligence précoce et connaissant déjà le français et l’allemand, il se mit aussitôt au travail, étudiant le latin et le grec, puis l’anglais. La tâche était lourde, mais le rêve était grand, le but à atteindre si attirant ! Cependant, la besogne était difficile et délicate. Le jeune Zamenhof avait, en effet, la claire conscience de ce que devait être cette langue nouvelle : non pas seulement un langage pour les lettrés ou les gens d’instruction moyenne, mais aussi, mais surtout pour le peuple, pour l’ouvrier, qui n’a que peu de temps à sacrifier à l’étude ; il fallait que cette langue fût claire, très simple, pour pouvoir être rapidement apprise ; il fallait cependant qu’elle pût tout exprimer.

Après plusieurs projets abandonnés successivement, Zamenhof termina, en 1878, un premier essai très imparfait, mais établi déjà sur les bases de l’Esperanto actuel. Obligé, par la volonté paternelle, de renoncer à son projet, il cessa d’y travailler pendant les trois années qu’il passa à l’Université de Moscou comme étudiant en médecine, mais son rêve, donner aux hommes le moyen de fraterniser, l’habitait toujours et toujours il songeait à son projet.

Aussi, le reprit-il dès son retour à Varsovie. Pendant six ans, patiemment, obstinément, il travailla, se montrant peu, renonçant à toute joie extérieure, consacrant ainsi ses plus belles années à son œuvre.

Enfin, en 1887, il jugea son projet suffisamment à point pour voir le jour. Il avait mis dans l’élaboration de cette langue un peu plus que son savoir ; il y avait mis un peu de sa vie, de son idéal. Il voulait que la langue fût humaine, qu’elle pût traduire les sentiments profonds des hommes,

Il s’était astreint à penser dans sa langue, se faisant des lectures à haute voix, ce qui l’amena, dans bien des cas, à supprimer des formes plus rigoureusement scientifiques pour conserver plus d’harmonie ; la langue devant être non seulement écrite mais aussi parlée, la phonétique ne devait pas être sacrifiée à la rigoureuse logique.

L’Esperanto connut des débuts difficiles. Le premier livre d’étude parut en langue russe en juillet 1887 ; la même année, Zamenhof en fit paraître des traductions polonaise, française et allemande. La nouvelle langue s’appelait alors simplement : langue internationale.

Il faut noter que le temps et l’usage seuls lui ont donné son nom actuel. Les adeptes de la langue artificielle en firent d’abord : la Lingvo de Esperanto, puis la Lingvo Esperanta, enfin l’Esperanto.

La diffusion se fit lentement ; elle toucha d’abord quelques personnalités à qui les premiers livrés avaient été envoyés, puis une société américaine : American Philosophical Society of Philadelphia, qui venait juste de rejeter le Volapük eut connaissance de la brochure de Zamenhof et son comité, trouvant dans cette œuvre une solution vraiment rationnelle du problème de la langue internationale la fit éditer avec un dictionnaire anglo-esperanto.

Ce fait remplit de joie l’auteur qui, modeste, ne désirait pas se mettre en vue. D’ailleurs, l’outil forgé par lui pour tous, devait être, selon lui, perfectionné par tous ; la pratique, de plus en plus répandue, devait apporter elle-même les changements nécessaires. Pour cela même, il se refusa toujours d’augmenter lui-même son vocabulaire primitif. Il était, disait-il, « initiateur » et non « créateur » : « Une base est nécessaire, ma première brochure sera cette base ; elle contient toute la grammaire et un assez grand nombre de mots… Sur cette base doit se développer la langue comme croît le chêne sorti de l’humble gland… Le reste sera le fait de la Société humaine et de la vie, comme dans toutes les langues vivantes… Les mots incommodes disparaîtront d’eux-mêmes faute d’être employés, d’autres pénétreront dans la langue selon les besoins ».

Ainsi, en effet, se développa la langue, à mesure qu’elle se répandit. Alors que les dictionnaires contenaient à l’origine 918 racines, il y en a aujourd’hui plus de 4.000 communément employées.

L’une après l’autre, quelques personnalités s’intéressèrent à la langue. Enfin, en 1889, parut le journal L’Esperantiste, les premiers numéros d’abord en allemand et en esperanto, puis, par la suite, presqu’entièrement en esperanto. Quelques groupes amis se formèrent en Allemagne et en Bulgarie.

En 1891, existaient déjà trente-trois livres d’étude ou de propagande en douze langues, dix-sept auteurs avaient été traduits et déjà on comptait quelques petits ouvrages originaux. En 1893, Zamenhof fit paraître L’Universala Vortaro, dictionnaire qui contenait déjà 1.700 nouvelles racines puisées dans la littérature esperantiste, justifiant les prophéties de l’auteur.

En 1894, malgré l’effort de Zamenhof et de quelques amis dévoués, la parution de L’Espérantiste dut cesser. En même temps, le découragement se manifesta chez les premiers espérantistes. Cependant, de nouveaux clubs s’étaient formés.

En 1895, le club d’Upsola, en Suède, tentait un effort et mettait debout le journal Lingvo Internacia qui, en 1896, ouvrait un concours littéraire.

Zamenhof s’était fait oculiste, ayant abandonné la médecine générale. Il s’était installé dans un quartier pauvre de Varsovie et soignait surtout une clientèle nécessiteuse. Il passa ainsi toute sa vie, modestement et pauvrement, entre sa femme et leurs enfants. Malgré le dur labeur de la journée, il se remettait chaque soir à sa table, écrivant, traduisant une partie de la nuit. De 1900 à 1905, le mouvement avait pris plus d’ampleur : deux associations nationales existaient et éditaient des journaux. Mais, entre les années du début et cette date heureuse du premier Congrès Espérantiste, 1905, bien des difficultés se dressèrent devant l’Esperanto, en entravant la marche des projets et contre-projets de réformes sur lesquels n’arrivaient pas à se mettre d’accord les réformateurs gênèrent beaucoup la propagande. Aussi, à Boulogne, on en revint à la solution la plus sage, celle de l’auteur : sur la base immuable du « Fundamento », laisser l’évolution s’accomplir d’elle-même.

Les années passèrent ; l’Esperanto se répandit de plus en plus, mais Zamenhof eut à souffrir de voir son