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fèrent … Une autre partie tomba dans une bonne terre et, ayant levé, elle porta du fruit et rendit cent pour un… La semence, c’est la parole de Dieu. » (Luc, VIII).

Soulignons particulièrement les fables indiennes, venues du sanscrit jusqu’à notre littérature, à travers le syriaque, l’hébreu, le turc, le persan et l’arabe. Œuvre considérable, dont les recueils les plus anciens sont le Pantchatantra et l’Hitopadéça, imputables à des transcriptions quelque peu légendaires (Vichnou-Carman ― ou Sarma ― en serait le plus remarquable). Mais l’ouvrage le plus célèbre est le Calila et Dimna, attribué par les traducteurs arabes du viiie siècle au brahmane Pilpay (ou Bidpaï). Ces contes, où foisonne le merveilleux, sont le fruit d’une débordante imagination. Mais des développements si prolixes s’y enchevêtrent que le conteur souvent s’égare, oublieux du thème poursuivi. Les hommes et les êtres les plus divers, les dieux et les démons, les animaux aussi ― dans leurs analogies avec les humains ― en sont les personnages. Dans ces fables touffues, mais déjà remarquables par la richesse poétique, se révèlent aussi des intentions moralisatrices.

La fable antique. La Grèce : Ésope

Dès que nous atteignons l’antiquité grecque et romaine, apparaît avec une insistance souvent excessive le souci d’influencer les mœurs. Le but moral s’appesantit comme la raison d’être de l’œuvre. « Tout ce qu’on demande aux fables est de corriger les erreurs des hommes », dira Phèdre. Aussi l’intérêt se ressent de cette préoccupation, et la poursuite constante du bien étouffe souvent la floraison du beau.

La fable grecque qui a ses sources propres et lointaines, et n’a rien, ou peu, reçu des narrateurs indiens voit dans Homère (ixe siècle av. J. C.), avec ses légendes poétiques des Lestrigeons, des Letophages et du Cyclope ; dans Archiloque de Paros (viie siècle) inventeur du vers ïambique ( « cette arme de la rage », comme dit Horace) avec ses élégies, ses pamphlets imagés ; dans Stésichore (viie siècle) avec l’Aigle et le Renard ; et surtout dans Hésiode (ixe ou viiie siècle) ses premières productions durables. Le poème affabulé du Faucon et du Rossignol, volontiers cité, révèle en effet les traits essentiels du genre. Voltaire considère la fable de Vénus, reprise par Hésiode, comme une allégorie de la nature entière. « Les parties de la génération sont tombées de l’éther sur le rivage de la mer ; Vénus naît de cette écume précieuse ; son premier nom est celui d’amante de la génération… »

Cependant, la fable ne brille véritablement qu’à l’époque où des hypothèses situent l’existence d’Ésope le Phrygien (viie ou vie siècle av. J. C.). Cet Ésope, la tradition nous le montre accablé de tels défauts physiques que « quand il n’aurait pas été de condition à être esclave, il ne pouvait manquer de le devenir », mais doué d’un si bel esprit que ses maîtres les plus durs finissent par subir l’ascendant de ce caractère propre à « exercer la patience du philosophe ». D’événements malheureux, dont les siens ne sortent d’ordinaire qu’au prix de cruels châtiments, Ésope devient le héros loué pour sa finesse. On transmet avec agrément les aventures des figues dérobées, du fardeau, de la vente de Samos, du magistrat et surtout du repas des langues (la meilleure et la pire des choses), comme autant d’à-propos sagaces et parfois astucieux. « Son âme se maintînt toujours libre et indépendante de la fortune. » Affranchi plus tard par Xanthus ― après l’incident de l’anneau des Samiens ― il crible de ses traits, pour leur cupidité, les prêtres d’Apollon, récite aux Athéniens, après l’usurpation de Pysistrate, l’apologue des Grenouilles demandant un roi. Pour avoir comparé les Delphiens aux « bâtons qui flottent sur l’eau » il est condamné à être précipité et se défend

par la menace de la Grenouille entraînant le Rat sous l’onde et en évoquant le sort de « l’Aigle insensible aux objurgations de l’Escarbot et que punit Jupiter… »

Avec Ésope, la fable, orientée vers le proverbe final, concise et froide quoique subtile, et malgré que les animaux y soient aussi des auxiliaires, abandonne en couleur ce qu’elle gagne en clarté, et la sentence souvent nous prive du tableau. L’invention demeure, cependant, spirituelle, et un sens aigu du sarcasme qui font de la fable une arme incisive et durable. Des maximes ainsi persistent, qui devancent et préparent les vertus socratiques… Les fables dites ésopiques ― qui embrassent vraisemblablement les œuvres de divers fabulistes et demeurèrent longtemps orales ― sont groupées, en prose, au ive siècle, par Démétrio de Phalène. Au xive siècle, un nouveau recueil, condensé et épuré, en est rédigé par Planude, moine de Byzance, auteur d’une Vie fantaisiste d’Ésope dans laquelle La Fontaine puisera plus tard en invoquant la tradition. Citons, parmi les plus connues des fables d’Ésope : La Cigale et la Fourmi ; Le Loup et l’Agneau ; Le Lion et le Moucheron ; Le Lièvre et les Grenouilles ; Le Loup et la Cigogne ; Le Chat et un vieux Rat ; Le Singe et le Dauphin ; Le Chameau et les Bâtons flottants ; La Grenouille et le Rat ; Le Lièvre et la Tortue ; L’Aigle et l’Escarbot, etc…

Au iie siècle avant J. C. Babrius ― après Socrate ― versifie en grec un certain nombre de fables d’Ésope et s’essaie lui-même agréablement à la composition. On transformera, au moyen âge, ses ïambes en quatrains et c’est sous cette forme que La Fontaine compulsera « Gabrias ». Notons de lui : La Chauve-Souris et les deux Belettes ; L’Observateur des Astres et le Voyageur ; Philomène et Progné ; le Cheval et le Cerf ; Le Soleil et les Grenouiles, etc… Au iie siècle, Aristide Millet, un ancêtre du conte, groupe, dans ses Milésiaques, de vieux récits populaires d’Iônie. Traduits en latin par Sisenna, ces contes milésiens, tour à tour délicats et licencieux, alimenteront plus tard les auteurs de fabliaux et Boccace, Shakespeare, Rabelais, La Fontaine. Aphtonius, au ve siècle, laisse quelques fables en prose dont on retrouve la trace chez ses successeurs : L’Oiseau blessé d’une flèche ; Le Corbeau voulant imiter l’Aigle ; L’Âne et le Loup ; Le Cheval, la Chèvre et le Mouton, etc…

La fable latine : Phèdre

Parmi les Latins, on rappelle Ménénius Agrippa (ve siècle avant J. C.) avec Les Membres et l’Estomac et Cicéron (iie siècle) avec Le Vieillard et les Trois jeunes hommes. Mais, à part Horace (64-8 av. J. C.), fabuliste accidentel, dont Le Rat de Ville et le Rat des Champs témoigne de dispositions remarquables, Phèdre (esclave sous Séjan, Ier siècle de notre ère, ensuite affranchi, puis exilé pour ses écrits) est le seul qui donne au genre un véritable éclat. Moins créateur qu’Ésope, qu’il imite fréquemment, mais d’une méthode plus littéraire, Phèdre est le premier metteur au point de la fable. Sa nature âpre et sensible l’amplifie, la fait vibrer d’une sourde révolte. Sous un masque que le lecteur averti déchire, monte l’anathème obscur encore et personnel, contre la tyrannie. Et sa verve caustique, sa satire sobre mais amère portent à un haut degré de combativité un genre déjà redouté des puissants. Par ailleurs, il ressuscite l’anecdote, trouve le pittoresque, ébauche l’analyse. Et le vêtement d’une forme élégante, nonobstant quelque sécheresse, assure à ses essais la survivance. La fable, trait rapide, ingénieux apophtegme, convenait aux contemporains de Phèdre et d’Ésope. Ils n’exigeaient pas que son dessein fut vaste ni qu’elle s’enrobât d’enivrantes parures…