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le voulait Ésope ― suceront avec le lait », parce qu’ « on ne saurait, dit-il, s’accoutumer de trop bonne heure à la sagesse et à la vertu… » Voit-il ainsi la fable, inséparablement liée, par définition et par essence, à l’éducation et à la morale, et souhaite-t-il lui conserver, par acceptation routinière ou conviction délibérée, ce caractère séculaire ? Ou, comme un rachat, veut-il seulement, lui qu’on accuse (et qui s’en dit coupable) de frivolité et de licence, faire œuvre pie, fournir preuve de sérieux ? Laissons la théorie, les investigations spéculatives : terrain fuyant, avec La Fontaine surtout. Scrutons les actes. Voyons si, plus loin que le drame exact, parfois critique, ponctué çà et là de conseils, la fable révèle, selon la ligne définie ― terminologie vague des morales officielles ― cet effort de redressement ? En découvrons-nous la trace et la persévérance ? Le sacerdoce du réformateur, qui brille d’un si ferme vouloir initial, est-il demeuré fidèle aux prémices ?

D’abord, La Fontaine est juste et, l’étant, ne peut celer la prédominance de ces victoires d’intérêt, de fourberie, de dureté, que nous avons croisées à l’étal dans le Roman de Renart. Et, de les connaître et de les traduire, c’est ce qui a si fort choqué Lamartine et Rousseau ― impulseurs moralisants ― leur a fait chercher des leçons là où il n’y a que de loyales consignations, et taxer d’immorale une œuvre en un sens étrangère à la moralité… Ensuite les fables sont trop représentatives des états d’âme du fabuliste pour ne pas être marquées des mêmes inconséquences morales qui parsèment ses jours capricieux. Et les attraits instinctifs ont sur lui trop d’empire pour ne pas, à son insu pour ainsi dire et à l’encontre même de ses vœux, envahir son œuvre et la troubler de leurs appels fréquents. Promesses, intentions ne résistent guère au bouillonnement impétueux de ce gouffre aux sensations. Et si quelque morale, en définitive, se précise c’est bien l’aspiration constante au plaisir d’une large et robuste gourmandise : c’est « un idéal de vie facile, naturelle, instinctive ; c’est quelque chose d’intermédiaire entre Montaigne et Voltaire, quelque chose d’analogue à la morale de Molière, avec moins de réflexion, de sens pratique et d’honnêteté bourgeoise, avec plus de naïveté, de sensibilité et de sensualité tout à la fois » (G. Lanson). N’est-ce pas, décidément, le serein laisser-aller de la nature, et, pour n’avoir pas d’autre direction morale que l’abandon aux oscillations incessantes de la vie, l’œuvre en est-elle moins belle ou moins grande ? N’est-elle pas plus riche, et plus vraie ?

Délaissant la morale, dirons-nous, sur le seuil de ce terrain brûlant, que La Fontaine apporte dans ses fables ― et l’y exalte ― cette indiscipline foncière de sa vie, les résistances d’un « sauvagisme » inadaptable aux conventions, l’impatience, au sein de mille encerclantes jugulations, de ce tempérament rebelle à toutes les astreintes limitatives ? Peignant par transparence les hommes et les mœurs de son temps, il en a certes dégagé, satiriquement, les caractéristiques. Mais a-t-il élargi sa critique, directe ou enveloppée, jusqu’à toucher l’armature du siècle, la société même en ses fondements iniques ?… En sociologie et en politique ― pas plus qu’en morale ― nulle part, chez La Fontaine et dans ses écrits, il n’y a de système, visible ou dérobé et il serait absurde de vouloir en découvrir, et il est heureux, pour la beauté libre de l’œuvre qu’il s’en soit gardé. Ce que nous apercevons de ses conceptions ― fragments occasionnels, notations fugitives ― nous les montre comme une aspiration désordonnée, réflexes toujours plus que raison. Conséquences en quelque sorte instinctives, résultantes des chocs en retour de l’existence, elles se traduisent et s’éteignent sans tenter de généralisation. L’époque non plus ne les y mène où l’on regarde à peine comme parentes les souffrances d’en-bas, où l’épanouissement du pouvoir et l’éjouis-

sance des grands appellent ― et normalisent ― la détresse assujettie des masses, où malgré l’écart monstrueux des situations, l’antagonisme des conditions ne se marque qu’en sporadiques soubresauts…

Mais telles ― secousses que ne prolonge le vouloir, expériences que ne coordonne aucune concentration ― soulignons-les en leurs aspects sensibles, bien plus vérités que tendances…

La Fontaine dit sans ambages :

Je définis la cour un pays où les gens
Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents
Sont ce qu’il plaît au prince ou, s’ils ne peuvent l’être,
xxxxxTâchent au moins de le paraître :
xxxPeuple caméléon, peuple singe du maître…

et nous savons assez en quelle estime il tient les courtisans. La royauté ? La prudence l’engage à ne la point toucher sans mille formes. Et si le sceptre étend sur les têtes courbées sa maîtrise cruelle, nous verrons le lion ― autre roi ― plus despote que père, en porter l’attribut secrètement honni. Et le cercle des bêtes assemblé sous sa main, départir à ses vues la « justice » du trône… Un pâtre, quelque part, ― berger, voix de sagesse ― un jour pourtant osera dire :

Croit-on que le ciel n’ait donné qu’aux têtes couronnées
xxxxxxxL’esprit et la raison ?

Impressionnable, La Fontaine peut-il échapper au spectacle de ces « animaux farouches, des mâles et des femelles… noirs, livides, et tout brûlés du soleil… attachés à la terre, qu’ils fouillent… » et qui « ont une voix articulée et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, montrent une face humaine » (La Bruyère) ? Il touche, d’un tel sort, la tonalité, voit de leur vie ―sous l’angle de la joie ―le profil sacrifié, songe, du manant :

Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ?

Ailleurs, c’est un rustre ― est-ce donc à dessein ? ― ours grossier d’enveloppe, un paysan ― du Danube et d’ailleurs ― qui dit, face aux Romains, dans une courageuse apostrophe, et large, le malheur des siens que Rome opprime, et qui s’élève à réprouver, en raison, la servitude des peuples :

En quoi valez-vous mieux que cent peuples divers,
Quel droit vous a rendus maîtres de l’univers ?…

La répulsion pour la contrainte, jusque dans la domestication :

« De tout temps les chevaux ne sont nés pour les hommes », le prix de l’indépendance, ce bien « sans qui les autres ne sont rien », ils exsudent, avérés de ces deux fables : « Le loup et le chien ; le cheval s’étant voulu venger du cerf ». Et ce soupir, bonhomme, venu des fibres, les exhale :

Hélas que sert la bonne chère
Quand on n’a pas la liberté ?

Jusqu’à (de l’âne encore, souffre-douleur) ce cri ― en approche de nous ― presque une révolte :

Notre ennemi, c’est notre maître,
Je vous le dis en bon français.

Mais, revenons aux fables. Faisons côte à côte, parmi ces chants qu’a visités

Des neuf sœurs la troupe tout entière

une incursion qu’il faudra brève, malgré nous. Nous irons, résistant aux séductions des charmes répandus, et cueillant, à des parterres délicats, quelques fleurs parfumées…

Voici Le Loup et le Chien, ces frères aux destinées adverses. L’attaque serait risquée : ils causent. Et le dogue, en embonpoint, étale sa condition que « force reliefs » auréolent, où la gêne cependant persiste en sa conscience domestiquée, des stigmates de la chaîne.