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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/140

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FAB
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tions, de drames sont assez réalistes pour gagner la postérité sans leur symbole transparent. Et elles seraient ― et elles sont à maintes occasions ― d’une aussi sûre vitalité quand leur domaine est imaginatif et qu’elles projettent sur nous, combien vivifiées, des images factices !…

La Fontaine proclame demeurer fidèle à l’apologue.

Une morale nous apporte de l’ennui ;
Le conte fait passer la morale avec lui

Comme le faisaient les maîtres antiques, il entend, pour la fable et la moralité « le corps et l’âme de l’apologue », comme il dit, trouver à chacun sa place, quoique d’une manière un peu différente… Regarde-t-il la moralité comme la compagne obligée de la fable ? Au point que leur présence solidaire, dans le genre, lui apparaisse comme une condition d’unité ? Ou sacrifie-t-il ― adhésion paresseuse ou par traditionalisme ― aux exigences d’une conception surannée ? On ne sait au juste. Et importent-ils somme toute, la thèse première, ou les liens flous, même le dessein ? Nonobstant la résolution, l’agrément submerge le précepte, le relègue en quelque retraite exiguë. Il arrive même au conteur de s’en dispenser « dans les endroits, explique-t-il, où elle n’a pu entrer avec grâce et où il est aisé au lecteur de la suppléer ». La moralité ? Il l’emporte, en fait, comme un accessoire, et parfois elle l’embarrasse, ou il ne sait plus qu’il la convoie… Auxiliaire docile d’un code, rapetissée à son illustration ? La fable qui bouillonne en lui n’est pas là. Et elle ne s’y restreint. Sous sa magie, elle déborde du convenu, s’évade de la tradition. Elle brise les cadres de l’apologue, s’affranchit des fins morales qui canalisent l’œuvre dramatique, et devient le faune lâché dans la forêt vive, insoucieux de nos menus destins…

L’apanage de La Fontaine, c’est sa vision et son génie évocateur. Ce qu’il y a de personnel et d’inimitable dans sa fable, c’est ce conte audacieusement encortégé de tous les genres, et ramassé, vivant, et c’est le style… Un style flexible et d’une extrême diversité qui se prête, avec une chaude et puissante mobilité, aux exigences de « l’ample comédie aux cent actes divers ». La forme accompagne étroitement le sujet, le pénètre avec aisance en ses changeants aspects. Des sonorités fluctuantes soutiennent l’expression, en infléchissant à point les nuances. Souvent imitatif, voici le style, heurté tout à coup, redevenu soudain caressant. La cadence épouse l’image et l’avive. Lame courte, vague ondoyante, la phrase se balance, se précipite, dit la fatigue :

Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé…


la colère :

Le quadrupède écume et son œil étincelle
Fait résonner sa queue à l’entour de ses flancs


s’apaise avec la rivière :

Au sommeil doux, paisible et tranquille


avec le vent :

Se gorge de vapeurs, s’enfle comme un ballon,
....Fait un vacarme de démon,
......Siffle, souffle, tempête…

Au service d’une telle variété, il faut un instrument d’une souplesse appropriée. Lequel sera le plus fidèle, portera sans faiblir la riche manne poétique ? Le vers sans doute… Mais, à la mode du temps ? L’alexandrin altier, prestigieux et sonore ? Ou le dizain, frère cadet ? tous deux pesants dans leur solennité… Ou le vers de six, de huit pieds, gracile et vif, messager prompt de l’ironie ? Que fera La Fontaine ? Des deux il voudrait bien retenir les vertus. S’il prend l’un aujourd’hui,

l’autre, demain, lui manquera… Et il les fait venir ensemble, et encore d’autres plus menus, souffles légers, courriers rapides de l’idée. Pour élargir davantage la prosodie courante, qui l’enserre avec ses repos inflexibles, ses chutes régulières, il franchit l’hémistiche, déplace la césure, pratique l’enjambement, campe, en rejet, l’essentiel. Et s’écroulent les dernières barrières. Et les voilà « ces vers boiteux, disloqués, inégaux », comme dira plus tard Lamartine, les voilà (scandalisant l’époque, révolutionnant l’art poétique) installés dans la fable et s’y multipliant, de concert ou tour à tour, et de telle manière qu’ils y sèment des merveilles. Et ils l’accompagneront (réalisations peut-être de ce vers polymorphe « si apte à enregistrer toutes les nuances et comme les modulations d’une âme », G. Lanson) expressifs jusqu’au paroxysme et lui feront une musique encore inentendue…

Pour l’aider à ébranler ces personnages, si étonnamment réels jusque sous leur voile d’animaux, pour réaliser au maximum « les hommes de tout caractère et de toute condition : rois, seigneurs, bourgeois, curés, savants, paysans, orgueilleux, poltrons, curieux, intéressés, vaniteux, hypocrites » il appelle hardiment leur vocabulaire. Il capte les termes à vif en leurs significatives particularités, en fait vibrer, comme un écho de l’être profond, les intonations et les cris. Il remet en vigueur des mots de l’ancienne langue, tombés en désuétude malgré leur pittoresque et leur éloquence… Sa possession des finesses et de la correction antiques ne le retient pas à quelque rigide limitation. « Comme Molière, il refuse de s’enfermer dans le langage académique et l’usage mondain. Il lui faut des mots de toute couleur et de toute dignité. Il en prend au peuple, aux provinces, mots de cru et de terroir, savoureux et mordants il en va chercher chez ses conteurs du xvie siècle, chez son favori Rabelais. Il mêle tous ces emprunts dans le courant limpide de son style, et les plus vertes expressions, les plus triviales, et qui sentent la canaille et l’écurie, n’étonnent ni ne détonnent chez lui, tant elles sont à leur place, et justes, naturelles, nécessaires » (G. Lanson). Tout coopère à la constitution des types, si personnels en leur universalité, que n’entameront point les morsures du temps.

Interrogeons maintenant en sa morale ― non parce qu’en art il est besoin, pour juger, de cet élément, mais pour être complet et porter, là aussi, notre analyse ― la fable de La Fontaine. Qu’apercevons-nous ? Une œuvre où s’agitent côte à côte, dans le tumulte des courants contraires qui se les disputent, toutes les forces régnantes de la vie. À l’étalon moral : laides peut-être, belles c’est possible, mais telles et fort indifférentes à nos dosages en bien et mal, seulement motrices impénétrées de nos mystérieux mécanismes. Quels appareils mesureront la répercussion sur les mœurs de ces tableautins ingénieux, images renvoyées des mœurs ? Les fables, dans leurs bêtes humanisées, actionnent assez près du vrai toutes les dominantes de nos réactions animales. Leur fera-t-on grief de ce qu’elles nous peignent, triomphantes à l’occasion, des déterminantes qui s’affirment, à nos côtés et en nous, singulièrement victorieuses ? Doit-il, l’évocateur sincère, pour sympathiser avec l’anathème qu’on prononce autour de lui contre des attitudes et leurs mobiles, en taire la présence avoisinante, en disproportionner la vitalité ? doit-il dénaturer les réalités tangibles et quotidiennes ? Donnera-t-il le pas à l’éthique tourmentée des civilisations, avec ses impératifs abstraits aux formules insuivies, sur les injonctions sans code d’une nature en définitive obéie ?…

La Fontaine insiste sur l’utilité de son ouvrage. Il prétend multiplier, sous les dehors aimables de ses « badineries » des exemples que « les enfants ― comme