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tue le conservatisme. De grands revers ‒ épreuve héroïque ‒ secoueraient-ils cette somnolence ? Donneraient-ils quelque flamme à ce corps refroidi ? Ramenés de l’aisance aux difficultés, réincorporés à la masse, les avantagés du jour se sentiraient-ils enfin les frères de ceux qui, autour d’eux, n’ont pas droit au vote des assemblées, ont le moins de garantie et sont les plus surmenés ? Leur solidarité regagnerait-elle ‒ par delà les murs de ce Familistère devenu la prison de leur cœur ‒ cette grande famille ouvrière qui peine dans la pénitence ?… Ou ne sortirait-il de ce malheur que la dispersion et la mort dans le déchirement des appétits soudain contrariés ?

Chez les dirigeants, trop belle est la situation de parvenus pour en troubler les digestions par des chimères incongrues ? Tout le bien possible n’est-il pas fait ? Vont-ils, après Godin, se remettre à chevaucher l’utopie ? Qu’on les laisse administrer en paix la maisonnée…

Il y a, parmi les associés, de rarissimes exceptions (assez comparables à celle que fut Godin lui-même dans le monde industriel et bourgeois) qui s’intéressent au sort des catégories inférieures et qui disent : « Nous faisons fausse route. il faudrait reprendre et développer l’œuvre de Godin, chercher à étendre le bien-être à tous… » Mais ceux-là n’ont pas accès aux sphères directrices et leur rappel timide se perd dans le bourdonnement « bienfaisant » de l’usine… Le reste est détaché de telles préoccupations. Pour eux, associés, c’est le rêve, le Familistère. Où aller pour trouver mieux ? « Vous, messieurs les grincheux, qu’avez-vous de plus consistant à nous offrir ? Des idées sociales maintenant, à quoi bon ! Pas de syndicats : nous sommes tous patrons. Pourquoi de nouvelles folies qui viendraient contrarier les bénéfices futurs ? Socialiste ? On l’a été quand la Société se développait et que les os étaient maigres. Aujourd’hui, ça va. Inutile de chercher « crabouille » dans le paradis Godin… » Les avantages conquis ‒ acquis est plus juste ‒ ne suscitent guère en eux le désir d’élever à leur condition les infériorisés du labeur. Ils s’en targuent au contraire comme d’une supériorité qui les autorise au détachement, voire au mépris. S’ils s’arrachent à leur indifférence, et s’ils se penchent, de leur balcon petit-bourgeois, ce n’est pas pour tendre la main à leurs compagnons d’en bas. S’ils jettent, hors de la zone souriante où les a portés, malgré eux le plus souvent, l’initiative prévoyante du fondateur, un regard accidentel, ce n’est presque jamais pour mieux ouvrir leur cœur à ces rumeurs qui répercutent ‒ murmure encore ‒ l’insatisfaction des foules. C’est bien plutôt dirigés par la crainte qu’avec « leurs grèves » insolites, et tous ces coups de bélier ‒ horreur ! prodromes révolutionnaires ! ‒ elles n’arrivent à bousculer la quiétude de leur Eldorado. Sans qu’il leur en coûtât d’ailleurs autre chose que l’acceptation et l’accoutumance, ils ont fait ‒ si l’on peut dire ‒ leur « révolution ». Autour de leur vie moutonnière se sont agrégées toutes ces menues matérialités qui constituent le bloc confus de leur idéal. Et dans cet État où d’autres besognent et grondent ‒ ô les empêcheurs de durer la fête ! ‒ il a suffi qu’ils aient leur État pour que la question sociale ne soit plus qu’un tracas retourné dans l’ombre. Et cela est dans la norme rétrécie des cloisonnements sociaux. Le privilège a déplacé l’axe de la victoire. Et, dans le cercle admis où la propriété est un dieu qu’on défend plus qu’un bien qu’on partage aussi « l’espoir changea de camp, le combat changea d’âme ». Pareil à ces déracinés dont l’instruction fait des transfuges du peuple, l’ouvrier qui croit avoir gravi un échelon du capitalisme ‒ et tel est l’angle sous lequel le Familistérien juge son ascension ‒ en épouse l’es-

prit et les objectifs. Il cesse de partager les aspirations d’intérêt du prolétariat. Cette « conscience de classe », comme disent les communistes, cesse d’animer sa solidarité et il ne peut rester fidèle ‒ ou revenir ‒ à la cause humaine du travail que par la sensibilité de ses fibres ou l’adhésion de sa raison… Les associés du Familistère illustrent, d’une manière au moins inattendue de Godin, la thèse des « circonstances ambiantes », attestent une fois de plus, par leur exemple, cet axiome social, repris ailleurs par Marie Moret (Histoire des Pionniers de Rochdale), à savoir que « si les ouvriers deviennent » (ou s’imaginent être devenus) « des patrons, ils agissent » (ou trouvent bien que pour eux on opère) « comme les chefs d’industrie dont hier encore ils se plaignaient… »

Il n’y a pas d’harmonie dans le favoritisme. On n’en a pas atteint le principe lorsqu’on élève au privilège quelques centaines d’individus. La question sociale reste posée, et dans les mêmes termes que partout ailleurs. Et l’injustice se complique, dans l’œuvre même, pour tous ceux demeurés en dehors de ses avantages comme d’une sorte de frustration. La solidarité du travail, espérée par le fondateur, n’est guère ici que la rencontre tactique de clans voisinant. La hiérarchie des faveurs fait des catégories statutaires des coalitions de haine ou d’envie. Plus même peut-être qu’une représentation libéralement consentie à l’intérieur de l’atelier » qui sait si l’application de « l’élever pour diviser », adjuvant du « diviser pour régner » n’aurait pas pour effet de prolonger, pour une durée indéterminée, l’existence de ce capitalisme contre lequel s’élèvent aujourd’hui de si furieuses colères » (J. P.).

Godin n’avait pas prévu, lorsqu’il appelait à la vie du Familistère ceux qu’il jugeait les plus aptes à porter plus loin son effort, que les élus, dépourvus des ailes de son idéal, glisseraient, par la force des chose, au service du passé, camperaient devant son horizon posthume la barrière de leur satisfaction personnelle. Dans le Familistère, entrevision d’un grand idéaliste, la tâche rêvée ne pouvait durer et grandir que par le soutien viril d’un même idéal. Plus d’une fois, l’animateur, sentant devant lui l’avenir déjà se dérober, a dû se retenir à l’espérance qu’à défaut d’une main pour reprendre à la sienne le flambeau, les institutions. enchâssées dans l’armature des statuts, vivraient assez pour donner naissance à quelque héritier de l’idée. Improbable clarté qui, d’ailleurs, ne verrait, elle aussi, que l’étape d’un homme. Par essence, les édifices d’Intérêt ne sont pas générateurs d’idéalisme. Et ils n’en peuvent permettre l’éclosion que si, atteignant la Société même, ils écartent du même coup, pour les individus, placés en face d’identiques possibilités, tous les mobiles de basse compétition…

Le problème social ne se résout pas par agrégations successives. C’est un problème d’ensemble qui appelle des solutions générales. Les mieux intentionnées des tentatives particulières ‒ pareilles à ces défenseurs du prolétariat enlisés lentement dans le marais parlementaire et légaliste ‒ s’étiolent en compromissions, voient se pervertir leurs directives dans une réincorporation progressive aux formes ambiantes qui les enserrent de toute la puissance de l’âge et du nombre et de ce faisceau d’acceptations commodes qui lie l’individu aux choses établies. Être convaincu que « le succès serait assuré si l’on parvenait à dresser, de pied en cap en quelque sorte, un spécimen d’association qui, par la seule force de l’exemple, s’imposerait de proche en proche à l’imitation universelle » (J. P.) rêve inaccédé des Fourier et des Godin. Îlots perdus du mieux-être, ils ne suscitent pas assez vite la floraison d’autres essais solidaires et se voient décimer pour avoir tenté la bataille en ordre dispersé. Et qu’est-ce,