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FRATERNITÉ n. f. (du mot latin frater, frère). Ce mot qui implique les relations de frère à frère, ne peut avoir une signification sociale qu’à condition de sortir du cercle étroit de la famille où il a pris naissance. D’ailleurs, le sentiment qu’il représente a dû exister bien avant que ne fut créée la famille qui n’eût sa raison d’être qu’avec l’individualisation de la propriété et sa transmission par héritage. De sorte que si c’est l’idée de famille qui a créé le mot fraternité, ce n’est pas elle qui a fait naître ce sentiment, bien au contraire : elle n’a pu faire que de le restreindre. Et à mesure que le sentiment de fraternité se développe et s’agrandit, il s’éloigne de plus en plus de l’esprit de famille jusqu’à le contredire nettement. Certes, on peut aimer les membres de sa famille sans haïr le reste des humains ; mais, si on considère les êtres humains comme des frères, on considère ses propres frères comme les autres êtres humains et, alors, on a perdu l’esprit de famille. Il n’y a pas à sortir de là. Le sentiment de fraternité est donc en contradiction avec l’esprit de famille qui lui a donné son nom. Et c’est probablement ce dont ne se doutent pas tous les sinistres gredins qui se servent et abusent de ce grand mot pour tromper la confiance du peuple, tout en étant les plus acharnés défenseurs de la famille et de son esprit étroit. Il est vrai que, pour eux, le mot fraternité a un tout autre sens, comme on le verra plus loin.

La fraternité unit surtout les membres des groupements qui se forment par affinités, par goût ou par besoin, mais à la condition que les participants soient libres de se grouper ou non, qu’il n’y ait dans ces groupements ni ambitieux qui veulent dominer, ni orgueilleux qui veulent se pavaner, ni roublards, ni aigrefins qui veulent profiter de leurs compagnons et les exploiter, et qu’au sein de ces groupes ou organisations, il y ait égalité entre les membres. L’idée de fraternité implique donc celles de liberté et d’égalité. On ne reconnaît pas la domination, la suprématie, l’autorité d’un frère sur un autre frère. Même dans l’esprit étroit de la famille actuelle, les frères se considèrent comme égaux.

Mais si le sentiment de fraternité demeurait enfermé dans le cadre du groupement d’affinités, s’il ne le dépassait pas, s’il ne cherchait pas à en sortir, il arriverait à créer un esprit de secte qui ne tarderait pas à devenir aussi étroit, aussi rabougri que l’esprit de famille exclusif. Les multiples relations entre les hommes, les mille et mille manifestations de la vie le font sortir de ce cercle, et, pour se développer, il demande à s’étendre et à s’envoler par-dessus toutes les barrières qui sont dressées devant lui. De sorte qu’il arrive à s’étendre à l’humanité toute entière. N’est-ce pas par un sentiment de fraternité que nous sommes émus lorsque nous apprenons que, très loin de nous, sur n’importe quel coin du globe, des êtres humains sont dans la misère, dans la souffrance, qu’ils sont malheureux ? N’est-ce pas par un sentiment de fraternité que nous arrivons à souffrir de la souffrance d’hommes que nous ne connaissons pas autrement que par le récit de leurs malheurs ? Et voilà bien la véritable fraternité qui ne connaît pas de barrières, pas d’exclusivisme, qui, loin de rapetisser le cœur humain, de le refermer sur les membres de la famille, de la secte, de la caste, de la religion, de la nation, de la race, lui permet de s’épanouir et de s’adresser à tous les êtres humains !

Comme tous les mots qui peuvent toucher le cœur du peuple, définir ses aspirations ou faire impression sur lui, le mot de fraternité a été galvaudé et sali par quantité d’ambitieux et de coquins pour le faire servir à leurs plus néfastes dessins. Les prêtres et les politiciens en ont usé et abusé pour asseoir leur domination et perpétuer la servitude.

La religion — je parle de la religion catholique parce

qu’elle est mieux connue, mais les autres ont joué et jouent à peu près le même rôle — a voulu se baser sur la fraternité en faisant descendre tous les hommes d’un même père céleste ; mais comme la fraternité qu’elle prêchait était basée sur l’esprit de famille, elle ne pouvait aboutir qu’à… ce qu’elle est aujourd’hui. Dès son début, déjà, elle a consacré les inégalités sociales. Elle a toujours prêché aux pauvres le respect de la propriété des riches, elle leur a toujours conseillé les privations, la soumission à leurs frères riches, en leur promettant une récompense dans le ciel et, après la mort, elle place les uns dans un lieu de délices et de félicité, alors que d’autres, leurs frères, rôtiront éternellement dans les flammes de l’enfer ! Bel esprit de fraternité ! Aux pauvres qui seraient tentés, pour vivre, de prendre ou de garder une partie de la propriété des riches, elle ordonne : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu. » Elle a donc toujours été en contradiction avec elle-même en appelant les hommes des frères alors qu’elle consacre des uns la fortune, la suprématie, la domination, des autres la soumission, l’exploitation, la servitude. Quant à la charité qu’elle a toujours prêchée et qu’elle prêche aujourd’hui avec les philanthropes bourgeois, cela n’a rien de commun avec la fraternité, parce qu’on ne fait la charité, l’aumône qu’à quelqu’un que l’on considère et que l’on veut conserver d’une classe au-dessous de soi dans l’échelle sociale, car la charité humilie et asservit toujours celui qui la reçoit. On ne fait pas la charité à un frère, à un égal ; on lui reconnaît le droit, on lui laisse la possibilité de prendre ce qui est nécessaire et utile à son existence comme on peut le faire soi-même ; on partage avec lui son morceau de pain, son logement, parce qu’on lui reconnaît le même droit à la vie et au bonheur que l’on a soi-même. Si l’on regarde ensuite la religion dans son histoire, si on lève le voile sur les horreurs, les crimes et les atrocités qu’elle a commis ou fait commettre, on est stupéfait de l’entendre encore parler de fraternité. Quand on l’a vue, hier, dans la grande guerre mondiale, pousser ses propres membres au massacre les uns contre les autres, de chaque côté des frontières, on se demande comment ses prêtres peuvent trouver assez de cynisme et de fourberie pour oser parler encore de fraternité et prêcher aux fidèles l’adoration d’un seul Dieu, le père tout-puissant ! Et cependant le sempiternel : « Mes très chers frères ! » descend toujours du haut de la chaire, sur le pauvre cerveau du croyant abêti.

Les patriotes, qui veulent nous faire tous des « enfants de la patrie », notre mère commune — qu’ils disent —, imitent les curés et ne leur cèdent point dans l’imposture. Eux aussi se servent plein la bouche du mot de fraternité qu’ils salissent et déshonorent. Comme les curés, ils veulent faire de « leur patrie » une grande famille, mais où il y aura également des frères riches et des frères pauvres, des frères maîtres et des frères esclaves, des frères bourreaux et des frères victimes. Ils vont même parfois jusqu’à agrandir encore cette famille et nous trouver des « nations sœurs » lorsque les combinaisons diplomatiques et financières amènent les dirigeants de plusieurs nations à s’unir pour préparer la guerre contre d’autres nations. Mais, souvent, telle nation qui, hier, était « sœur », devient aujourd’hui l’ennemie qu’il faut détruire sans que les « enfants de la patrie » ne sachent ni pourquoi, ni comment, lorsque les intérêts des « maîtres de la patrie » le commandent. Et ce qu’il y a de plus frappant et de plus terrible dans cette nouvelle religion, c’est que la patrie ne devient vraiment grande et n’acquiert son plein épanouissement que pendant le massacre de ses enfants. Plus le massacre est grand, plus la patrie est belle ; et l’esprit de fraternité est si développé au sein de cette grande famille, que lorsqu’un de ses membres refuse de participer à la tuerie, il trouve toujours des frères pour