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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/263

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GRA
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On donnait cette qualité comme un titre d’honneur à tous ceux qui se distinguaient dans les travaux de l’esprit. En 1580, elle fut décernée au jurisconsulte italien Thomas d’Aversa, bien qu’il n’écrivit jamais que sur le droit. Cela n’empêchait pas de railler les grammairiens étroitement préoccupés des règles, d’autant plus tyranniques qu’elles étaient plus fausses. L’écrivain satirique Pontano faisait dire à Virgile qu’il montrait fuyant devant ces pontifes : « O grammairiens, que vos lettres humaines sont inhumaines ! » Trop souvent les grammairiens, tout en rendant au langage des services incontestables, se sont montrés ridicules par des exigences arbitraires et ont justifié la méfiance et la raillerie. Un auteur écrivait en 1530 :

Qui se fie en sa grammaire
S’abuse manifestement.
Combien que grammaire profère
Et que lettre soit la grand’mère
Des sciences…

Il est peu de grammairiens qui n’aient pas justifié cette méfiance et il faut arriver à Littré pour en rencontrer un d’un esprit parfaitement objectif, ayant su dégager les richesses véritables de la langue française et montrer leur emploi judicieux.

Trop souvent, en grammaire, le mauvais usage l’a emporté sur des vieux principes qui s’accordaient avec la raison. Trop souvent aussi, le pédantisme a fait sacrifier le bon sens de l’usage général et condamner la simplicité, la clarté, la grâce naturelle à des excentricités, des formes artificielles et des modes éphémères. Le xvie siècle, qui fut l’époque des études les plus sérieuses sur la langue française, avant celles du xixe siècle, et le temps du plus magnifique épanouissement de cette langue dans les œuvres des Rabelais, Ronsard, Amyot, Montaigne, vit aussi les pires horreurs du langage et n’a été en cela dépassé que par notre époque d’aprèsguerre. (Voir Études sur le xvie siècle en France, par Ph. Chasles, et voir notre article Langage). Il y a, entre l’observation rigide des principes et la liberté sans frein, un juste milieu qu’il est nécessaire d’observer pour ne pas conduire les principes à une momification et la liberté à une licence aussi funestes l’une que l’autre. En grammaire, comme en toutes choses, ce juste milieu a été trop souvent inobservé. Trop souvent les grammairiens, comme les écrivains de tous genres, ont oublié que les seules mais véritables fautes, dans l’emploi d’une langue, sont les locutions qui l’obscurcissent, la rendent équivoque, incompréhensible, ne lui font pas dire nettement et clairement ce qu’elle a à dire, même lorsqu’elle exprime les nuances les plus subtiles des sentiments.

Rivarol, occupé à écrire une grammaire, disait : « Je ressemble à un amant obligé de disséquer sa maîtresse. » Mais, en même temps, il apprenait à rendre cette maîtresse plus belle. R. de Gourmont a dit de lui : « Il ne faut pas oublier que, comme presque tous les écrivains exacts, Rivarol était grammairien ; il n’aimait les idées nues que pour avoir le plaisir de les couvrir de vêtements beaux, élégants et inattendus. » A. France n’a formulé qu’une boutade lorsqu’il a écrit : « Je tiens pour un malheur public qu’il y ait des grammaires françaises. Apprendre dans un livre aux écoliers leur langue natale est quelque chose de monstrueux, quand on y pense. Étudier comme une langue morte la langue vivante : quel contresens ! Notre langue, c’est notre mère et notre nourrice, il faut boire à même. » A. France est un des plus purs écrivains de langue française ; il n’a pu le devenir que par l’observation des règles communes à tous ceux qui parlent cette langue, mais s’il a pu observer ces règles dans la langue même, en dehors de l’œuvre des grammairiens, tous ne peuvent s’en passer, même pour ne connaître que très

incorrectement le français. Car la langue, la mère, la nourrice, ce n’est pas, pour la plupart des Français, surtout ceux de la campagne, le langage d’A. France ; c’est le patois local qui est, suivant les régions, plus étranger au français qu’à l’espagnol, à l’italien, à l’allemand. S’il n’y avait pas eu des grammairiens pour réunir un vocabulaire commun, dégager les règles communes du langage dispersées dans les diverses régions qui ont formé l’unité française, comment se serait faite cette langue si variée, si riche d’expression, si harmonieuse et si plastiquement belle, dans laquelle pensent, parlent et écrivent quarante millions de Français ?

Voltaire a raillé fort justement les « enfileurs de mots » qui prétendent faire, défaire et refaire la langue ; mais il a reconnu dans la grammaire « la base de toutes les connaissances », et dans le grammairien, tel qu’on l’entendait dans l’antiquité, « l’homme de lettres » proprement dit qui les possédait toutes. A. Karr a pu dire aussi : « Les grammairiens, en général, manquent d’esprit et, la plupart du temps, sont des écrivains fruits secs qui sont restés à la grammaire faute de pouvoir s’élever plus haut. » Mais il n’y a pas de grand orateur ou de grand écrivain qui n’ait été grammairien, c’est-à-dire qui n’ait sérieusement étudié sa langue, avant de parler ou d’écrire. Épicure fut grammairien avant d’être philosophe. Les grands orateurs et écrivains ont été ces « grammairiens de génie à qui les hommes d’une race doivent d’avoir gardé un peu le sens de la beauté de leur langue. » (R. de Gourmont)

La grammaire n’est dédaignée qu’aux temps de décadence du langage. Grégoire le Grand se faisait gloire de manquer à ses règles. Il n’était pas le seul à son époque, aussi la langue littéraire était-elle devenue un véritable jargon. Il en est de même aujourd’hui. Le titre de « grammairien » est presque péjoratif, surtout auprès de ceux qui auraient le plus besoin de connaître la grammaire. Les grammairiens sont considérés comme des Brid’oisons desséchés dans la conservation des formes désuètes du langage. Ceux qui s’occupent de la langue ont pris, en renouvelant leur science, les noms plus distingués de philologues, linguistes, paléographes, lexicologues, etc. Ces titres ronflants offrent-ils plus de garantie de bon savoir que celle de grammairien ? Qu’on en juge par ces deux traductions d’un même texte assyrien données par deux assyriologues différents. La première dit : « O Eulil, qui, comme le fleuve du pays, te dresses puissamment ; ô héros, tu leur parles ; ils ont le repos. » Et la seconde : « Eulil, comme constructeur d’un canal de montagne, mettant des pierres dans le courant, les a placées au fond. » Les textes assyriens sont-ils changeants comme ce nuage d’Hamlet qui avait successivement les formes d’un chameau, d’une belette et d’une baleine ?…

La littérature ne fait plus partie de la grammaire. Elle tend même à l’ignorer complètement, aussi devient-elle la plus bizarre des choses, le langage littéraire consistant surtout dans un galimatias composé de toutes les langues et auquel personne ne comprend rien. Mais c’est, paraît-il, l’expression de cette « clarté » qui, dans les temps « réalisateurs » d’après-guerre, oppose l’intelligence à la sensibilité. Et la littérature française est aujourd’hui aussi « claire » que la comptabilité d’un profiteur de la guerre.

L’art de lire et d’écrire se développa avec la formation de ses règles et leur observation, avec la recherche des origines des langues, avec l’explication des différents auteurs. Il constitua l’étude du langage qui, dit M. Mondry-Baudouin, a un double but : « 1o. Découvrir les lois des faits qui constituent le langage ; 2o. parler, écrire, comprendre les textes écrits dans les différents idiomes. » (Grande Encyclopédie).

La première forme de la grammaire, l’écriture, avait laissé des monuments des anciennes langues disparues.