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ni de sa morale. L’histoire, la formation historique — impartiale agglutination — n’est pas sous la dépendance de son enseignement.

Sans en poursuivre ici les attaches, sans réveiller tout ce que ses prémices ont pu comporter de réminiscences — toutes considérations qui n’en changent ni l’état ni les répercussions —, nous ne pouvons mieux voir l’évolution de l’histoire et l’affirmation de son esprit que dans le temps, à travers les historiens.

L’histoire de langue française ne date guère que du xe siècle. Les productions littéraires qui préparent cette appellation ne sont au début qu’un aspect des légendes héroïques et comme « un rameau détaché des chansons de gestes ». Longtemps — thèmes offerts à la fantaisie poétique — les faits « historiques » apparaissent uniquement comme la riche matière des développements imaginatifs et l’aliment de l’épopée. Mais peu à peu, de la souche des narrations épiques aux contours encore fuligineux se dégage — à travers les poèmes cycliques, histoires particulières, biographies, chroniques, mémoires, etc. —, cet effort vers la proportion véridique, qui est la marque première de son caractère spécifique. Et elle abandonnera le vers — cadre distractif de la pensée — pour demander à la prose sérieuse et précise de dessiner sa forme propre et d’accuser son genre…

Des rappels positifs de Villehardouin (xiie siècle), politique et soldat, aux tableaux curieux de Joinville (xiiie siècle), hagiographe émerveillé — et tous deux Champenois —, le nord de la France sera son berceau. Au xive siècle la féodalité s’émiette. Du suzerain, sa force passe au souverain, Le catholicisme, que le schisme va déchirer, cède insensiblement à la royauté le règne temporel. Il y a, dans cette concentration, comme un dessèchement et l’appel au cœur se traduit par un malaise anémique des membres. Froissart, bourgeois d’Église enivré de noblesse, éloigne la chronique des racines nourricières, laisse l’humble écrivain des Quatre premiers Valois remuer seul, avec Jean de Venette, la moelle du vilain, porte à la tête un mérite hypertrophié. De la seule compagnie en qui nul geste n’est indigne, il fera, dans l’inconscience, le « dict » honnête d’aventure. Et les racontars de ses preux honorables, les dehors des mêlées et des fêtes prendront, dans cette Flandre ripailleuse et grasse, quelque chose du relief truculent des bousculades de Téniers. Des prouesses des nobles aux décors chevaleresques, il est l’admiratif imagier… A la prudence de Commynes (1445-1509), Villehardouin mûri, écrivant sous Charles VIII la vie de Louis XI, nous devons, dans l’histoire, le premier effacement sérieux de la personnalité de l’historien et les premiers pas notables d’une marche appesantie vers l’objectivité. L’éclat restitué, le superficiel en avant, ce bruit et ces couleurs en fresque plantureuse, vaste comme un écran, tous les renvois sensibles de Froissart, Commynes les écarte — ou les pourfend — dont ils gênent la pénétration. Il ne s’émeut point de cette apparence imagée. Il en touche, sur le chemin de l’analyse, la disproportion. Et, d’un sourire glacé, son intelligence la déchire. Le fait, débarrassé de son mirage, s’enrichit avec lui de ses éléments. Scruté, décomposé, l’événement nous livre quelques-uns de ses moteurs cachés : l’intérêt s’y démêle, et le hasard puissant, et, dans le fond des âmes, la pression de quelques durs penchants… Ascendance et conséquence déjà se dépouillent aux yeux du psychologue qui entrouvre ainsi le pourquoi. Et l’art mesuré du diplomate — Machiavel édulcoré — les consigne en traits habiles.

A travers le seizième siècle s’accentuent les spécialisations. Les recherches se cantonnent. D’autre part, la Renaissance, élargissant l’individuel, fait entrer, dans l’existence agrandie, les aspirations de la personnalité, Et les mémoires — à point favorisés par les agitations de la Réforme et les grandes guerres du temps — répon-

dent à ce désir brûlant de se fixer sur le plan immortel. Les tentatives en abondent, plus ou moins heureuses. Montluc, moins peintre que Froissart, moins fouilleur que Commynes, nous donne — soldat réduit à l’inaction qui dicte à la postérité « la Bible du Soldat » —, à mi-chemin, des Commentaires d’un pittoresque vibrant. Ailleurs, Vieilleville exalte son conseil auprès des princes régnants. Puis, c’est Brantôme, guerrier, courtisan, dont l’accident brise la chevauchée et qui, sans que de vains dosages de morale viennent contrarier la fraîcheur de ses impressions, nous dit, en anecdotes piquantes, et avec la même chaude sympathie, la Vie des dames galantes et celle des Grands capitaines.

Nous retrouvons, au xviie siècle, la même histoire fragmentée, actualiste, personnelle, mais avec plus de finesse dans l’énergie colorée, une curiosité poussée vers l’homme plus avant. Incarnons en un seul ses essais dispersés, retenons les Mémoires du Cardinal de Retz, intrigant malchanceux, tout tissé de ruse et de force d’âme. Le grand rôle dont l’insuccès a privé sa vie, ses écrits lui en prêteront les vertus et il en campera, pour l’avenir, le personnage. Pour marquer en tout de la puissance, il fera saillir jusqu’à ses défauts et cette immoralité laisse subsister, sous le grossissement, un équilibre des réalités. Avec la même vigueur que lui-même il projette son époque, ses contemporains, fait « grouiller » l’émeute. Tumulte suggestif qui s’accompagne de nouveaux attributs historiques : les raisonnements politiques et les portraits. Actionnés l’un et l’autre par une psychologie avisée, une évaluation sûre des rapports, ils entrebâillent, en arrière de la perfidie, la porte sur les combats intérieurs, les réactions complexes des intérêts et des sentiments, font chercher dans l’histoire les mobiles humains…

Plus débordante déjà par l’étendue, quoique participant du thème et du cadre des mémoires, sera l’œuvre touffue de Saint-Simon (1675-1755), d’intelligence féodale, moderne de tempérament. Son histoire vise au document et rien ne l’y prédestine aussi peu que ses apports incontrôlés. Ses matériaux, si abondants, comme ses jugements, se ressentent de la partialité commune aux écrits qui sont, par quelque côté, des autobiographies : les uns sont des procès, les autres un fatras. L’auteur y manque du recul qu’il faut pour trier net, pour peser juste… Mais Saint-Simon a ouvert à l’histoire un ciel en apparence incompatible avec une tâche sévère : il l’a fait rentrer dans l’art. Car ce borné est un vibrant qui, par l’intuition, joint Thierry, frôle Michelet, s’avance vers nous. Nerveux et frémissant, « il vole partout en sondant les âmes ». Atteignant dans leur jeu sensible les composantes actives de la vie morale, il en touche le chiffre que sa raison ne verrait pas. Si prévenu soit-il, il est impuissant à se dérober aux attractions de sa nature et la réalité entre en lui, plus forte que ses théories. Tout ce qui est capable d’impressionner reprend, à travers ses sensations, la figure même de la vie. Silhouettes, tableaux, portraits ne sont pas seulement expressifs, ils sont mouvants. Et tels aspects différents de Fénelon, ou du grand roi, seront vrais, dans le changeant de l’âge. Et les masses — comme l’être —, fourmillent… Son style bouillonne de contrastes heurtés de poussées brusques, de flexions relâchées comme si la matière, directement, brutalement, voulait se dire. Ah ! « Les traditions, les règles qui emmaillotent l’inspiration des pauvres diables faiseurs de livres » ne sont pas pour lui. Il a le graphique de ses nerfs. Et il entasse les mots avec passion, brasse les périodes, fait crier la phrase comme dans la rage de leur donner l’ampleur palpitante et le feu du réel…

Sur les confins de l’histoire et de la théologie, nous croisons Bossuet, avec le Discours sur l’Histoire universelle. Et Montesquieu, avec l’Esprit des Lois, trace aux générations prochaines — contrôlée par une docte phi-