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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/314

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HUM
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tions insensibles, par des élans naturels, par le fait d’une volonté consciente…

Il n’y a pas de perfection — il n’y a qu’une tendance à la perfection. La méthode révolutionnaire appartient à ceux qui croient que l’idéal peut être conquis intégralement, qu’il est possible d’anticiper sur l’avenir. Une révolution donne naissance à une autre révolution, de même que d’une guerre en surgit une autre. La vraie révolution n’est que le terme final de l’évolution.

Les utopistes et les traditionalistes sont esclaves de l’Absolu. Le présent doit être une synthèse vivante du passé et de l’avenir ; — que le singe et le surhomme fraternisent dans l’homme actuel, simple anneau dans la chaîne de la vie qui monte en un cercle spiralé infini.

IX. — Amour et liberté : voilà « les armes » de l’humanitarisme, maniables suivant une loi unique : Connais-toi toi-même ! C’est en s’émancipant soi-même d’une tradition devenue parasitaire, et de l’amour égocentriste qui ne se manifeste que par la haine, — c’est en se purifiant dans le vaste fleuve de la vie humanisée, qu’on peut arriver à véritablement aimer son prochain et à défendre la liberté de celui-ci comme la sienne propre.

La force dans le domaine social et l’intolérance dans le domaine moral ou intellectuel, n’ont d’autres effets que de déterminer une force et une intolérance contraires. Les tyrans — classes, États, races — qui opprimaient la majorité de l’humanité, ont péri par leur propre gigantanasie. Ils ont grandi démesurément, oubliant ou se refusant à savoir qu’il y a aussi d’autres tendances de croissance et de conservation. C’est le fardeau de leur propre force qui les a étouffés.

Les doctrinaires, — laïques ou ecclésiastiques —, les tyrans de l’âme et les bourreaux de la libre pensée, ont cru (et croient encore) que l’âme et l’esprit de l’humanité peuvent être enserrés dans des moules sociaux ou spirituels. S’il ne correspond pas aux méandres que se creusent naturellement les tendances de l’individu et de l’espèce, — le moule « idéal » se brise. Le progrès de la civilisation dépasse de trop le progrès moral ; que ton humanité intérieure et celle de toute individualité sociale corresponde à l’humanité réelle de la planète.

X. — C’est aujourd’hui — non pas demain que tu commenceras à t’humaniser. N’attends pas l’ordre d’autrui, obéis allègrement à ton propre commandement ; il y a tant de générations qui murmurent dans ton cœur et tant de trésors réunis autour de toi — qui attendent à se refléter dans ta conscience.

Libère-toi, même si des fers alourdissent tes pieds : — que peut un corps libre si l’esprit est enchaîné ?

Aime et éclaire ton prochain sans répit : — que peut un esprit libre dans une société ignorante et asservie ?

Sois homme, et aussi multilatéral que possible, — mais surtout applique-toi à faire ta tâche quotidienne. Et tu pourras dire à n’importe qui et n’importe quand :

Je me suis élevé au-dessus de ma propre Individualité, lasse de mauvais héritages ;

Je me suis élevé au-dessus de la Classe, dans laquelle me rangeait mon travail ;

Je me suis élevé au-dessus de l’État, dont la contrainte me pèse ;

Je me suis élevé au-dessus de la Patrie où je suis né par hasard — et au-dessus de la Société qui spécule sur tous mes besoins et sur tous mes actes ;

Je me suis élevé au-dessus de la Race qui m’a modelé — et ne conservant de tout cela que ce qui est beau, vrai et bon, j’ai tout confondu dans mon humanité, qui demeure active et pieuse sur cette terre où mon espèce a poussé ;

Et si quelqu’un te demande ton acte de nationalité, réplique-lui, simple et résolu :

— Je n’en ai pas. Mais je veux être — et me sens, Citoyen de l’humanité.

Nous insistons sur deux caractéristiques essentielles de l’humanitarisme : il est anti-étatiste, donc a-politique.

Quelle que soit sa définition idéaliste, la politique a été et sera toujours une lutte de domination par force armée. Elle forme « l’occupation » des classes parasitaires qui veulent se maintenir au-dessus des masses toujours laborieuses. La politique est l’expression prothéique de cette « soif de puissance » qui trompe les utilitaires, les médiocres et les lâches, sur l’immense vide de leur existence. Comme nous l’avons indiqué, l’humanitarisme est une réaction contre la politique ; il proclame les idéaux intégraux et permanents de l’humanité, contre les idéaux partiels et transitoires des classes sociales. Nous ne connaissons pas d’autre remède contre la malédiction du dualisme social. Ce dualisme — dominateurs et dominés — durera autant que les classes sociales continueront la lutte pour le pouvoir, autant qu’elles refuseront de connaître réciproquement leur légitimité organique et leurs limites d’activité créatrice, conformément aux aptitudes spéciales de chacun, qu’ils subordonneront à l’intérêt commun.

L’a-politicanisme des humanitaristes est une conséquence naturelle de leur antiétatisme. L’humanitarisme, qui compte parmi ses principes « la tendance vers l’unité », nous informe que, grâce au pacifisme et à l’internationalisme, les divers États de nos jours fusionneront en « Fédérations d’États », pour se transformer ensuite en États continentaux, jusqu’à ce qu’ils arriveront à « l’État unique » de l’humanité. Admettant, avant tout, les lois naturelles d’évolution de l’espèce humaine, les humanitaristes affirment que, malgré sa force et son autorité, l’État est un organisme parasitaire.

La conception de « l’organisme de l’humanité » n’est pas abstraite ; en réalité, l’humanité est dès maintenant un organisme unitaire, malgré sa division en tant d’États nationaux. Quand l’État unique sera réalisé, l’humanité ne deviendra pas un organisme unitaire, mais prendra pleinement connaissance qu’elle l’a toujours été. L’humanité s’apercevra alors que l’État qui dans toute société sera toujours un organe administratif et exécutif aux pouvoirs centralisés dans les mains d’une minorité de dominateurs — aura toujours le même caractère oppressif et parasitaire.

L’organisme de l’humanité, une fois réalisé du point de vue économique, technique et cultural, l’État unique pèsera sur l’humanité comme une carapace inutile ; elle tâchera de s’en libérer par ce que certains ont nommé « lente désintoxication de l’État ». L’antiétatisme des humanitaristes ne tient pas de l’avenir ; ils l’ont manifesté dès maintenant, abolissant le fétichisme de l’État. Les socialistes ne s’en sont pas encore libérés. Reconnaissant le procès historique du capitalisme, les humanitaristes désapprouvent néanmoins la méthode politique du socialisme qui, dans certains pays, fait usage de force et d’intolérance tout comme les politiciens réactionnaires. Une vérité que tous, et surtout les socialistes, doivent prévoir, est celle-ci : l’humanité arrivera à conduire elle-même sa destinée économique, technique et culturale, sans la protection forcée de l’État.



L’humanitarisme sentimental et moral existe de longue date. Au cours des siècles, le mot de l’homme a toujours résonné comme encouragement pour les opprimés et avertissement pour les bourreaux. Néanmoins, aujourd’hui, après le massacre des peuples européens, ce mot paraît avoir moins d’influence que jamais. Nous sommes convaincus que la faiblesse pratique des humanitaristes consiste justement dans le fait que l’humanitarisme est resté un terme sentimental et moral — qu’il n’a pas encore été précisé, valorifié au point de vue scientifique et social.