Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/326

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
IDE
934

gré ses obscurités, ses réticences, ses artifices, jette entre les cerveaux ce pont merveilleux sans lequel balbutierait dans l’impuissance leur mutuelle compréhension. Par les voies d’accès du langage, qui opère d’individu à individu — puis de peuple à peuple — les mutations et les apports, les idées s’affrontent et se pénètrent, et de leur entrechoquement jaillissent des clartés imprévues, se détachent, paillettes insoupçonnées et parfois lumineuses, des idées nouvelles… Aide plus particulièrement précieuse à la formation des idées est le langage parlé ; admirable instrument d’expansion est pour elles le langage d’action, le langage écrit… Dans la pratique, nous opérons sur les noms comme sur les idées elles-mêmes. Nous assimilons mentalement, nous identifions l’expression à l’objet, la forme à l’être, le terme à l’idée. Nous tenons le signe pour adéquat au concept et jugeons et raisonnons avec lui, en logique, comme s’il était son incarnation. C’est ainsi que les termes ont les qualités et les attributs des idées et sont ou abstraits ou concrets, positifs ou négatifs, contraires, contradictoires, particuliers, généraux, etc., et enferment, entre les mêmes bornes, leur extension et leur compréhension.

Nous avons vu que l’idée générale est celle qui est capable de s’appliquer à une multiplicité indéfinie de choses. Soit, par exemple, l’idée de rose. Elle ne désigne pas seulement une rose particulière, déjà vue, et dont la couleur, la forme, la beauté me sont encore présentes à la mémoire. Elle s’étend à toutes les roses possibles, à toutes les roses passées que je n’ai pas vues, à toutes celles qui fleuriront après ma mort et que je ne verrai pas… L’expérience me montre une pluralité d’objets, tous différents, distincts les uns des autres. L’esprit les examine, établit entre eux une comparaison, sépare par l’abstraction les différences particulières à chacune d’elles et ne retient plus que leurs ressemblances, leurs caractères communs. Cette représentation spéciale est un concept. Il suffit d’une nouvelle démarche de la pensée qui affirme que ce type conçu représente non seulement les objets que j’ai devant les yeux, mais un nombre infini d’objets semblables, pour que le concept devienne une idée générale.

Un double problème est impliqué dans la théorie des idées générales : celui de leur nature psychologique et celui de leur valeur métaphysique. Qu’y a-t-il dans notre esprit quand nous pensons une idée générale ? Qu’y a-t-il dans la réalité qui corresponde à nos idées générales ? C’est cette question : « Les genres et les espèces existent-ils en soi ou seulement dans l’intelligence ? Et, dans le premier cas, sont-ils corporels ou incorporels ? Existent-ils à part des choses sensibles ou confondues avec elles ? » qui fut appelée, au Moyen-âge, le problème des universaux et que Porphyre posait, ainsi, devant la scolastique. Le nominalisme prétend ramener les idées générales à des images ou à des mots, le réalisme leur attribue une existence objective…

On aperçoit, dans Antisthène le Cynique, répondant à Platon « qu’il voit bien le cheval, non la chevalité » les prémices du nominalisme. On le retrouve chez les stoïciens et les épicuriens. Mais il eut au Moyen-âge son essor véritable. Professé par Roscelin (xie siècle) et repris par G. d’Okkam (xiiie siècle) puis, de nos jours, par Hobbes, Berkeley, Hume, Condillac, et enfin Stuart Mill, Taine et Spencer (toute théorie empirique de la connaissance implique la fictivité et la postériorité de l’universel), le nominalisme soutient que, la diversité étant partout, il ne peut y avoir de réel dans la pensée que les sensations particulières, hétérogènes, correspondant aux individus particuliers donnés par l’expérience. Toute idée est ainsi nécessairement particulière, individuelle et n’est que l’image de tel objet particulier dont les qualités sont arbitrairement étendues. Les « universaux » sont des « êtres de raison ». L’idée générale n’est qu’un nom, un souffle de voix (flatus vocis) capable d’évoquer la représentation de tel ou tel individu. Bien

plus, le nom seul est général, parce que l’esprit peut l’appliquer indifféremment à tous les individus d’une même classe.

Les idées peuvent-elles se ramener à des images ou à une série indéfinie d’images ?… Sensations et images ne sont que la matière de la pensée. Penser, c’est saisir les rapports des choses, transformer les images en idées, en concepts. Sans doute, quand nous pensons une idée (triangle, cheval), cette idée est accompagnée d’une image : celle-ci la soutient, mais ne se confond pas avec elle. Ce qui constitue l’idée, c’est avant tout un cadre mental, une sorte de mouvement de l’esprit, en corrélation avec une activité circonstanciée du cerveau. L’idée est un fait intellectuel, l’image un fait sensible : l’écho de la sensation. Il y a, d’ailleurs, des idées qui ne sont accompagnées d’aucune image… En fait, l’idée générale se réalise chaque fois dans notre esprit par le moyen d’images particulières, plus ou moins différentes, et cependant nous avons le droit de la penser comme étant la même, parce que dans toutes ces images se retrouvent des caractères communs qui en réalisent l’identité. Notre esprit fixe exclusivement son attention sur certains éléments des images et pense ces éléments comme toujours identiques à eux-mêmes dans quelque combinaison qu’ils puissent entrer. Cette affirmation de l’identité avec l’abstraction qui en est la génératrice, voilà l’essence même du concept. Et il suffit que nous la pensions dans son invariabilité caractéristique — en dépit de la divergence de ses multiples aspects accidentels, ou de l’écart de ses correspondants sensibles —pour qu’une idée ait toute la généralité désirable. Son existence, dans l’esprit, devient indépendante de l’image. Une fois établie, elle y persiste sans que nous ayons besoin de recommencer le travail de la comparaison et l’affirmation de généralité. Perduration qui n’implique d’ailleurs ni apriorisme, ni réalité en soi et n’appelle point d’immortalité conséquente. Présence originale qui ne participe en rien d’un dualisme de nos forces psychiques ou mentales et de la prédominance d’un immuable étranger au-dessous duquel évoluerait, asservie, notre vitalité pensante.

D’autre part, malgré le rôle important joué par le langage artificiel (ou articulé, parlé : par opposition au langage naturel fait surtout de mouvements, de toucher et de cris grossièrement modulés) dans la préparation, le développement et la communication des idées, et quoique l’idée épouse souvent le mot comme l’eau épouse le vase, et qu’elle lui doive à la fois son état civil et sa configuration, et la possibilité de ses confrontations, on ne peut davantage réduire les idées à des mots. L’idée peut exister sans qu’il y ait de mot pour la représenter. Exprimant les rapports d’une pluralité d’objets, le concept pourrait bien sans doute subsister tant que les images particulières seraient présentes à la pensée, mais s’évanouirait dès qu’en serait détournée l’attention de l’esprit. Son existence serait ainsi précaire, mal assurée. L’intelligence devrait recommencer sans cesse le même travail et sans plus de succès : tous ses progrès, faute de points de repère évocables, seraient enrayés. Grâce à la dénomination, elle évite ce grave inconvénient. Après avoir dégagé les conformités, les analogies, elle les associe à un mot, les y incorpore, et il suffit de conserver ce mot dans la mémoire pour que, par association, il rappelle les ressemblances extraites par la pensée. Le mot est donc le signe, l’étiquette de l’idée, il lui sert d’attache. L’esprit l’ayant créé à l’occasion de l’idée, il n’a d’existence que par et pour elle. L’idée disparaissant, il n’a plus de raison d’être : c’est un assemblage de lettres, inutile et sans valeur. Supprimer l’idée, c’est donc supprimer le mot…

On ne peut pas dire non plus que nous ne pensons que des mots. Les mots n’ayant aucune qualité propre, aucune signification intrinsèque, ce serait introduire le psittacisme dans la pensée, et par suite anéantir la