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pensée elle-même. S’il nous arrive de penser avec des mots, comme en arithmétique ou en algèbre, c’est là une acquisition révocable de l’habitude et la transposition, dans l’usage, d’une convention de praticabilité. Si les mots peuvent ainsi — à des fins de célérité — se substituer aux idées, c’est qu’ils leur ont été primitivement associés. Le mot n’est donc pas l’idée, puisque celle-ci lui est antérieure. Il en est comme le complément ; c’est l’enveloppe indispensable dont elle se vêt pour demeurer reconnaissable. Et il assure — avec la possibilité des opérations de l’esprit et de leur extériorisation — la constitution de la science et la continuité de ses étapes… Le nom implique donc l’idée qui en fait le sens et cette idée ne consiste pas dans une simple image ou énumération d’images, mais dans l’affirmation nécessaire de certains éléments de l’image, distingués et isolés par l’abstraction. De plus, en prétendant que le nom seul est général, le nominalisme se contredit lui-même, car le nom est, lui aussi, chaque fois qu’il est prononcé, entendu, écrit ou lu, une sensation nouvelle et singulière, une représentation particulière au même titre que toutes les autres représentations. Il ne peut donc être général sans devenir lui-même une idée générale, un concept.

La doctrine du réalisme, que l’on pourrait appeler le fatalisme des idées générales, assez spécieusement dérivée de Platon, et soutenue au Moyen-âge par saint Anselme (1033-1109) et Guillaume de Champeaux (fin du xie siècle) enseigne que les universaux (les idées générales) correspondent à des réalités, des types intelligibles, des archétypes éternels, distincts des individus et plus réels que ces individus même auxquels ils communiquent l’existence intellectuelle et les caractères essentiels. Ils sont « les modèles des choses, la parole intérieure de Dieu ». Le réalisme place la présence continue de ces modèles immuables dans un séjour supérieur que Platon appelle « le Paradis des Idées ». Ainsi l’idée générale d’homme, représentant « l’homme en soi », subsiste à part de tous les hommes particuliers, qui sont morts ou qui naîtront… La preuve, dite « ontologique », de l’existence de Dieu, invoquée par Anselme, est une conséquence naturelle de sa théorie : l’idée — réalité présuppose Dieu réel, père des idées. De Champeaux, élargissant la doctrine vers le panthéisme, va jusqu’à accorder aux universaux une présence essentielle à tous les individus, lesquels ne se différencient plus que par des accidents. Après lui, Duns Scot reconnaît aux individus une existence propre et, à la quiddité (essence générale) ajoute l’eccéité (caractère particulier)… Le réalisme est manifestement impossible. D’abord, il n’existe aucune preuve de l’existence de ces types : ce n’est qu’une réalisation, une « animation » d’abstraction. Bien plus, cette existence est contradictoire. Toute existence est nécessairement particulière ; un être général, indéterminé, est une monstruosité.

Entre ces deux théories se place le conceptualisme, qui rappelle certains traits de la doctrine d’Aristote et semble avoir été inventé au Moyen-âge par Abélard pour concilier les deux précédentes. Pour lui, l’universel est une « conception de l’esprit » qui exprime la nature essentielle de la pensée. Il ne constitue ni une réalité suffisante, ni le simple reflet dépendant des choses, ni leur intégration nominale. Ni abstraction vivante, ni image, ni mot. Comme le prétend le nominalisme, il n’y a dans la réalité que des individus et il n’est pas dans le monde deux objets absolument identiques, mais il n’est pas non plus deux choses absolument différentes. Deux êtres entièrement hétérogènes, sans aucune relation entre eux, ne pourraient faire partie du même univers ni être pensés par la même conscience. Il faut donc reconnaître qu’il y a dans ces objets, dans ces individus, des caractères partagés, des essences communes, et que ce n’est pas arbitrairement que notre pensée les rapproche et les range dans une même catégorie, les

embrasse dans un même concept. Les universaux sont ainsi des formes de la pensée humaine qui correspondent à cette parenté, à ce rapport des êtres. Ces rapports sont même, en un sens, plus réels que les individus : ce sont des lois à un certain point de vue antérieures et supérieures aux termes particuliers auxquels elles s’appliquent et, quoique inséparables des choses dont elles établissent les relations, elles subsistent, alors que celles-ci passent… Système juste-milieu, théorie d’attente qui fait à l’innéisme sa part et ne méconnaît pas le formidable rôle de l’univers sensible dans la gestation et le jeu des éléments de la pensée, mais n’éclaire encore que d’un jour blafard d’hypothèse la nature des matériaux premiers de l’intelligence… Nonobstant l’ingéniosité du conceptualisme, la philosophie moderne retourne à la négation de toute existence propre de l’idée générale en qui elle ne voit qu’ « un mot ou une combinaison de sons articulés, associée d’une façon artificielle avec les attributs communs à un groupe d’objets ». Elle serre plus étroitement, par-delà leur visage accessible, les réalités, dont elle tente assidûment le contrôle, ramène aux faits et aux objets particuliers la pensée dont le réalisme, par le détachement, préparait l’évasion, renoue l’être aux palpitations ambiantes, poursuit l’intellection des multiples forces cosmiques et de leur possible unité hors du domaine étroit de la théocratie. — Stephen Mac Say.

DOCUMENTS. — Reid : Facultés intellectuelles ; Locke : Essai sur l’entendement humain ; Condillac : Gram. Logique, et Traité des sensations ; Descartes : Principes, Méditations ; Stuart Mill : Système de Logique, Philos. de Hamilton ; H. Spencer : Premiers principes, Principes de psychologie ; Kant : Critique de la raison pure ; Taine : De l’intelligence ; A. Fouillée : La Philos. de Platon ; Renouvier : Logique ; Bain : Les sens et l’intelligence ; Th. Ribot : L’évolution des idées générales ; Leibnitz : Nouveaux essais ; A. Lefèvre : La Philosophie ; Gatien-Arnoult : Logique ; Em. Chauvet : Les théories de l’entendement humain dans l’antiquité ; J. Gottlieb Buhle : Hist. de la Philos. ; Delarivière : Nouvelle logique classique ; V. Cousin : Hist. de la Philosophie ; Darmesteter : La vie et les mots ; Schopenhauer : Principe de la raison suffisante.

IDÉE. Représentation d’une chose dans l’esprit. Manière de voir ; conception littéraire, artistique, philosophique ou politique. Fausse ou raisonnée, issue d’erreurs ou d’expériences, résultat de préjugés ou de spéculations, l’idée se présente à tout cerveau humain sur toute chose, tout événement ou tout individu. On peut avoir une idée stupide, injuste, acrimonieuse, indifférente, passionnée, distante, on ne peut pas ne pas avoir d’idée du tout. La vue d’un objet, d’une personne, d’un être quelconque fait naître en nous une idée — idée d’aspect, de couleur, d’appréciation, de critique, etc. Nous recevons de nos parents, de nos instituteurs, de nos amis des idées toutes faites et quelquefois radicalement fausses sur ce qui nous entoure.

Un philosophe, Descartes, pensait que pour avoir des idées approchant la vérité, il fallait une fois dans sa vie se défaire de toutes les idées reçues et reconstruire de nouveau, et dès le fondement, tous les systèmes de ses connaissances.

Il est de fait que nous devons revoir toutes nos idées, les passer au crible du raisonnement, les soumettre à l’épreuve de la discussion et de l’expérience. Il nous faut, chaque jour et sous la poussée des événements, corriger, modifier nos idées. Éviter d’adopter d’enthousiasme les idées des autres, ce qui rend beaucoup plus pénible la tâche de se faire une idée propre. Pour avoir une idée saine, il faut qu’elle soit étayée sur un examen minutieux, sur une analyse attentive. Il ne faut jamais craindre d’avoir une idée neuve ; ne pas s’effrayer de l’audace de sa pensée. Quand il s’est fait