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retraite hautaine et stérile. Dès lors qu’il s’élargit à des aspirations complexes d’harmonie et poursuit son indéfinie réalisation, plus que jamais l’intéresse — pour l’enrichir — la montés solidaire du social.

Mais comprendre et favoriser le non-moi, coopérer à son élargissement ne signifie pas se fondre en lui, acquiescer aux préjugés du prochain, épouser ses idéaux grossiers. Sentir en soi vibrer autrui, ce n’est pas se réduire aux médiocrités ambiantes, ramener ses aspirations aux horizons menus de l’environ. La notion intelligente du social est tout l’opposé du renoncement. Elle n’implique qu’un minimum d’acceptation et comporte la révolte avertie et constante contre le statu quo stagnant. Car un demain plus riche n’est pas fait de piétinement. Autrement que fondues dans les répétitions et les obédiences seront fécondes et profitables à elles-mêmes et aux autres les unités attentives a une persévérante activité personnelle. Solidarité n’est pas abandon et il n’est pas pour nous de force reconnue qui rive notre lumière aux vérités admises, à la souveraine opinion. Rien dans la ligne d’une individualité — dès que sa voie n’est pas tyrannique d’autrui — ne peut être sacrifié à l’esprit grégaire, étouffé sous les régressives « raisons » de l’existant. Moins il y aura d’hommes dans la masse, c’est-à-dire plus nombreuses seront, les réalisations originales et volontaires, et plus se détendra, dans le cadre commun, la liberté générale. Car elle est faite de permanent qui-vive individuel. Ni notre pensée, ni nos gestes ne cadencent le balancier du groupe : nous nous affirmons nous-mêmes parmi les autres et ne nous laissons pas entamer par l’imitation. Copier, opiner, c’est végéter : nous voulons vivre, entraînant vers la conscience de leur propre vie le plus que nous pourrons des êtres côtoyés. La foule est un écran et une meule, et c’est à lutter contre ses ténèbres et son écrasement que se conquièrent non seulement les valeureuses et claires personnalités, mais les conditions meilleures du milieu. Les individus émergeants sont la garantie future du social, non les troupeaux unis comme une mer dormante…



Si l’on étudie, à travers les tempéraments et les philosophies souvent dérivées, les aspects parfois originaux et, au premier abord, divergents, de l’individualisme d’esprit anarchiste, on découvre rapidement, à l’encontre de certaines apparences, la réductibilité d’ardents désaccords et l’initiale parenté d’une attente profonde. Si nous faisons la part des spécialisations et des caractères, celle également des systématisations parfois involontaires et presque toujours excessives, la part aussi d’une dispersion qui souligne l’indépendance et l’audace, atteste la vitalité, celle des vagabondages erronés qui vont de pair avec les prospections perpétuelles de cerveaux armés à fond de doute critique, celle enfin des classements hâtifs et des fuyantes ou traîtresses terminologies ; si nous tenons compte encore de la tendance — faite d’un certain nombre de nos faiblesses humaines — à trancher les opinions, à les faire participer parfois (arbitraire d’abstraction) de la belle ordonnance d’une logique trop démonstrative, à voir dans le différent trop vite l’inconciliable, dans le non-incorporé l’irréductible, à mettre face à face (impatiente clarté, relief déformant) des théories que tant de faits unissent, que séparent surtout les vocables, nous trouverons, sous nos yeux attentifs, plutôt des diversifications que des antagonismes et, des poursuites parallèles — et de facile coexistence — bien plus que d’essentielles oppositions. Qu’il s’agisse de l’individualisme d’abord sensible et qui s’épanouit en altruisme confiant ; de l’égoïsme que l’intelligence entend averti, prolongé, débordant ; de l’individualisme davantage subjectif et préoccupé d’ampleur éthique et d’harmonie ; de l’individualisme de réciprocités contractuelles et d’expériences ;

du socialisme préalable entendu comme le tremplin de l’individu, ou, à la fois, d’un peu tout cela, en tous ces individualismes il y a le souci minimum — et spécifiquement anarchiste — de n’écraser nul individu et la conscience d’être, au contraire, intéressé à son harmonieux rebondissement. Et s’affirme, à travers le jalonnement des constructions ébauchées, la recherche sincère de conditions adéquates à d’égales possibilités humaines. Et ils cèlent, chacun, des portions.de vérité et tous entrebâillent l’avenir et découvrent un pan d’horizon…

Derrière l’insuffisance des pauvres mots et le partiel des conceptions — et le partial même, si humain et si proche — le provisoire aussi des solutions ; par-delà la pénurie de nos moyens d’affirmation individuelle qu’étranglent au surplus des cadres hostiles ; au-dessus des passions mêmes, précipitées dans le champ des édifications ou des hypothèses ; plus haut en somme et plus loin que les définitions — ces prisons — et, les modes — ce moment — et parmi nos pensées vigilantes et nos efforts fébriles, et malgré d’accidentelles incompréhensions, se profile, dominante, l’aspiration vivante et large sans laquelle l’individualisme n’est plus des nôtres, n’a plus pour nous de sens sympathique, n’est plus que la caricature des poussées naturelles et l’ombre des instincts altérés. A travers les critiques aiguës des uns et des autres et leurs prévisions hasardeuses, leurs investigations jamais découragées, leurs réactions résolues contre le non-individualisme paralysant, leur propagande particulière et leurs tentatives, retentit l’appel, fondamental et permanent, à la délivrance et à la réalisation de toutes les individualités. Et l’individualisme ainsi compris se situe — et c’est la pierre de touche de sa qualité et c’est notre critérium — en dehors de la tyrannie et de l’écrasement, en dehors des contraintes et des accaparements…

Bien au delà des interdépendances vitales, aux réflexes en quelque sorte passifs, bien au-dessus de ce minimum de solidarité naturelle, organique, et dans une certaine mesure constitutive, qui relie tous les êtres vivant en société, plus loin que les collusions artificielles du besoin qui ne sont guère, au mieux, que des mouvements de conservation, l’anarchisme porte (par les voies du sentiment et de la raison) dans le domaine actif d’une fructueuse expansion, l’intérêt élargi qui le rattache aux autres unités humaines. Car notre individualisme, à nous anarchistes, a trop besoin pour son propre accomplissement et son devenir, de « l’air libre du large » et de la richesse des individualités voisines. Car sans elles, et privées de leur tolérance et, de leur aliment, nos propres individualités resteraient trop languissantes et précaires. Car notre individualisme est trop désireux de donner à l’ambiance cette réceptivité, à autrui ce potentiel d’échanges sans lesquels nos plaisirs aux ramifications multiples et nos jouissances toujours plus affinées et plus claires, demeureraient enfermés dans la prison de ses espérances mutilées. Car notre individualisme souffre trop des souffrances environnantes, et il a trop besoin de la joie d’autrui pour l’intensité de sa propre joie ; il est trop virilement insatisfait, trop lumineux et trop lucidement avide pour qu’il puisse être confondu avec ce faux individualisme, l’ « individualisme » de proie et d’oppression, refouleur d’individualités, concrétisation courante de la « morale de maîtres », orientation extérieure de la « volonté de puissance »…

Il n’a rien de commun, notre individualisme (celui de tous les anarchistes) avec l’égoïsme fermé du bourgeois, « l’individualisme » restrictif et fragmenté, « l’individualisme » qui n’est — quoique parfois fardé de science — que la jouissance bornée de la brute. Et il se différencie tout autant de celui — notre ennemi aussi, en dépit de propos abusants — qui, circonscrit au jeu de doléances étriquées, « veut camper son « moi » (un moi