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c’est de ce que bon nombre d’anarchistes communistes, donnant enfin à l’expression de « communisme » un sens moins religieux, moins chrétien, s’affirment également individualistes. Max Stirner lui-même, une des lumières de la philosophie individualiste, préconise dans son livre L’Unique et sa propriété, l’ « association des égoïstes ». Enfin, ce qui est surtout convaincant, c’est d’approfondir la question, après, quoi l’on voit qu’étant donné le caractère de l’individualisme, cette conception de la vie n’exige point dans sa pratique l’isolement physique ou économique des individus et, par suite, ne s’oppose pas à leur association.

Observez dans les sociétés actuelles la différence d’éducation des prolétaires et les privilégiés. Vous avez là tout le secret de la méthode du gouvernement. Un homme du peuple, issu de l’enseignement primaire, ignore, comme il le faut, ce qu’est réellement l’individualisme et surtout sur quoi il se fonde, il n’en a qu’une notion fausse ou aucune notion ; il ne s’en inspirera donc jamais pour se conduire dans l’existence ; il est voué à l’absorption par les forts ; c’est parfait, — au point de vue de l’État, ou plutôt de ceux qui pourraient dire avec quelque raison : « L’État, c’est nous. » Par contre, un homme de 1’ « élite », formé par l’enseignement secondaire ou supérieur, possède l’idée exacte de l’individualisme et de ses bases scientifiques. C’est pour lui la vérité même, mais la vérité qu’on garde pour soi. L’excellent struggler que voilà ! Il peut triompher : il a des armes et les autres sont désarmés. Car il s’en souviendra à toute occasion pour le mieux de ses intérêts et il continuera à l’égard du troupeau les errements de ses devanciers. Toutes les vérités ne, sont pas bonnes à dire !

De l’individualisme qui, par essence, est libertaire, il fera une philosophie bâtarde et à double face (activité en haut, fatalisme en bas de la société), justifiant tous les méfaits de la classe régnante. De là la distinction relativement juste que l’on a été contraint de faire, pour être, compris d’un public mal informé, entre l’individualisme libertaire et l’individualisme bourgeois ou autoritaire. Mais, en définitive, il n’est qu’un individualisme, qui est essentiellement libertaire, foncièrement anarchique.

Alors que l’individualisme libertaire, l’individualisme réel donne des armes aux faibles, non de manière à ce que devenus plus forts ils oppriment, à leur tour les individus demeurés plus faibles qu’eux, mais de telle façon qu’ils ne se laissent plus absorber par les plus forts, — le prétendu individualisme bourgeois ou autoritaire s’efforce uniquement de légitimer par d’ingénieux sophismes et une fausse interprétation des lois naturelles les actions de la violence et de la ruse triomphantes.


Tel que le comprend la philosophie individualiste, l’individu, capacité potentielle d’unicité et d’autonomie, n’est pas une entité, une formule métaphysique : c’est une réalité vivante. Ce n’est point, comme l’avait cru Fichte critiquant l’ « unique » de Stirner, un Moi mystique, abstrait, dont le culte ridicule et néfaste aboutirait à la négation de la sociabilité qui est cependant une qualité innée de l’homme et, engendre des besoins moraux qu’il faut satisfaire sous peine de souffrance. Avec ce caractère religieux bien particulier, l’individualisme équivaudrait à un stupide isolement systématique, ainsi qu’à une lutte barbare et incessante où l’homme perdrait, tout acquis ancestral et toute possibilité de progresser. Le culte de ce Moi abstrait engendrerait l’esclavage, de même que du culte du Citoyen — L’Homme du positivisme (par la capitale à l’article et au substantif, j’exprime ici la « sainteté » des idées selon l’esprit des religions mystiques ou positives) — est née la servitude moderne, caractérisée par la contrainte associationniste

et solidariste de la société actuelle qu’impose l’État aux individus.

Certes non, le moi individualiste n’est pas une abstraction, un principe spirituel, une idée ; c’est le moi corporel avec tous ses attributs : appétits, besoins, passions, intérêts, forces, pensées, etc. Ce n’est pas Le Moi, — idéal ; c’est, moi, toi, lui, — réalités précises. Ainsi la philosophie individualiste se plie à toutes les variations individuelles, celles-ci ayant pour mobile 1’intérêt que l’individu attache aux faits et aux choses et pour régulateur la puissance dont il dispose. Elle instaure par cela même une harmonie naturelle, plus vraie et plus durable que l’harmonie factice et toute superficielle due aux religions, aux morales dogmatiques et aux lois, forces de ruse, aux armées, aux polices, aux bagnes et aux échafauds, forces de violence, dont disposent les autoritaires.

L’individualisme ne se meut que dans le domaine du réel. Il rejette toute métaphysique, tout dogme, toute religion, toute foi. Ses moyens sont l’observation, l’analyse, le raisonnement, la critique, mais c’est en se référant à un critérium issu de soi-même, et non à celui qu’il puiserait dans la raison collective en honneur dans le milieu, que l’individualiste établit son jugement. L’individualisme répudie l’absolu, il ne se soucie que du relatif. Enfin, il place l’individu, seule réalité vivante et unique, capable d’autonomie, comme centre dans tout système moral, social ou naturel. Moi, l’individualiste, je suis le centre de tout ce qui m’entoure. Aussi, ma dépense d’activité, toutes mes actions, raisonnées comme passionnées, méditées comme spontanées, ont-elles un but qui est toujours ma satisfaction personnelle. Quand mon activité se dirige vers autrui, je suis certain qu’en définitive son produit matériel ou moral me reviendra. Il ne tient qu’à l’autre qu’il en soit de même pour lui. J’ai une morale personnelle et je m’insurge contre La Morale ; je pratique une justice personnelle et je refuse le culte à La Justice, etc.



La signification première de l’individualisme se résume donc en ceci, qu’il oppose aux entités, aux abstractions prétendument supérieures à l’homme et au nom desquelles on le gouverne, la seule réalité qui soit pour lui : l’individu, l’homme, — non L’Homme des positivistes, « essence de l’homme », l’individu citoyennisé, électeurisé, mécanisé, annihilé, — l’homme que je suis, que tu es, qu’il est : — soi.

A l’intérêt des divinités imaginaires, j’oppose mon intérêt. A toute prétendue Cause Supérieure, j’oppose ma cause.

De cette manière, tout ce qui, dans toute philosophie religieuse et conséquemment dans tout système social religieux, émanait de l’individu, inférieur, vile matière, méprisable atome, simple unité, pour aboutir à ces entités, à ces abstractions divinisées et demeurer leur propriété, l’individu étant ainsi dépossédé, — tout cela reste la propriété de l’individu ; les abstractions qui ont lieu d’être admises dans la mentalité humaine pour exprimer les rapports inter-individuels sont désormais dépourvues de leur fausse supériorité, de leur sainteté, réduites à leur rôle simplement utilitaire ; elles sont, dès lors, dépourvues de la nocuité dont on les avait dotées. Ainsi, plus de sacrifice de l’individu à La Société et à ses prêtres, à La Patrie et à ses prêtres, au Droit et à ses prêtres, à Dieu ou aux Dieux et à leurs prêtres. L’homme devient enfin le seul bénéficiaire de son travail, le propriétaire de toute chose dont la conquête motiva ses efforts et ses travaux.

Qu’est-ce que la société, sinon la résultante d’une collection d’individus ? Comment la société peut-elle avoir un intérêt (pourquoi pas aussi des appétits, des sentiments, etc.) ? Et pût-elle avoir un intérêt, comment celui-ci pourrait-il être supérieur et antagonique à l’in-