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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/395

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presque toujours le cas dans la société bourgeoise, comme ce pourrait l’être souvent dans une société socialiste fondée sur des bases socialement religieuses. Il ne le serait pas dans une société socialiste individualiste.

A l’encontre de ce qu’on est convenu d’appeler l’individualisme bourgeois (et qui n’a rien d’individualiste selon ma définition), à l’encontre des Spencer, des Yves Guyot et de leurs semblables, je n’entends pas par « individualisme » le particularisme (mot qui remplacerait avec avantage « individualisme bourgeois » ) dans l’effort de l’homme pour réaliser des richesses extérieures — au bénéfice d’une minorité de privilégiés. Par ce vocable, je puis entendre plusieurs choses différentes, mais qui toutes concourent à la souveraineté effective de l’homme sur soi-même pour la floraison de ses richesses intérieures, — souveraineté effective et non plus seulement théorique comme sous le régime bourgeois ou dans la doctrine des anarchistes mystiques lorsqu’ils bâtissent, sur le papier leur idéal social.

Le soi-disant individualisme des bourgeois, qui n’est que le pur et simple antiétatisme du petit rentier ou du paysan avare suscité par la note du percepteur, cependant motivée par les nécessités du maintien de leur société : la société capitaliste ; ou l’antiétatisme de l’industriel grommelant devant un procès-verbal de l’inspecteur du travail dressé contre lui parce qu’il se fout comme de sa première chemise de la sécurité de ses ouvriers, ses esclaves, — ce prétendu individualisme, avec sa panacée « concurrence », voire « libre concurrence », son hypocrite formule du « laissez faire » et son ablation du cœur de l’homme, voire du cerveau de l’homme, me fait l’effet d’une doctrine d’épiciers bassement égoïstes. Rien de mieux que l’expression de « socialisme individualiste » pour combattre son mensonge.



La noblesse du but de l’individualisme réel, de l’individualisme libertaire, ne fait pas dédaigner par celui-ci la question du ventre, — en quoi se résume exclusivement, en somme, le souci du bourgeoisisme, de la doctrine du privilège, — car il sait que « ventre affamé n’a pas d’oreilles » et que tant qu’aura lieu la lutte odieuse entre les affamés pour le pain quotidien, ils n’écouteront aucun appel en faveur d’une vie plus haute ; mais il met le ventre à sa place. Et, en conséquence, il ne saurait attacher une importance exagérée — l’importance primordiale que les poètes, les rêveurs de l’anarchie mystique leur attribuent — aux moyens d’assurer aux hommes ce pain quotidien.

Pour un esprit logique et raisonnant selon la méthode scientifique, il n’existe qu’une sorte de moyens : les moyens efficients. Si, pour que ces moyens soient efficients, il faut employer une certaine dose d’autorité, qu’on emploie l’autorité. Pourquoi pas ? L’autorité qui instaure la justice n’est pas la même que celle qui maintient l’injustice. Il faut être possédé d’un monstrueux esprit de sectarisme pour les mettre dans le même sac.

L’individualisme réel, tel que je l’ai défini, veut assurer le pain à chacun, et pour cela il n’est qu’un moyen opérant : le socialisme, c’est-à-dire un communisme rationnel limité au point où il cesserait de servir l’individualité humaine ; car le socialisme individualiste n’entend pas créer de nouveaux parasites et de nouvelles dupes, et donc ne consent pas au communisme intégral des produits du travail. D’une part, la nécessité du travail s’impose à l’homme avec la force d’une loi naturelle et c’est faire œuvre de. justice que de veiller à ce que le fardeau n’en tombe pas exclusivement sur les épaules des meilleurs au bénéfice des pires. D’autre part, le socialisme individualiste conservera à l’individu, dans l’intérêt bien compris de ce dernier, la nécessité de : l’effort ; L’effort est légitimement demandé lorsque tous les travailleurs ont la garantie d’un accès égal

à tout le savoir acquis et à tous les moyens de production disponibles.

L’individualisme veut que la société assure à tous les hommes ces moyens d’existence par le travail, sans lesquels le mot de « liberté » est une sinistre moquerie. C’est là une tâche à laquelle la société bourgeoise, prétendument soucieuse de l’individu, a fait complètement faillite ; on peut le dire en toute assurance quand on a vu, par exemple, de 1919 à 1926, en Grande-Bretagne, le nombre des chômeurs varier entre 1 et 2 millions sur une population d’environ 40 millions d’habitants.



Si l’œuvre individualiste consiste en la culture de l’être humain pour l’épanouissement de ses facultés les plus nobles, pour la floraison des virtualités qui sont en lui, il faut que les racines de la plante humaine puisent en un certain sol le suc nourricier nécessaire à un tel épanouissement, à une telle floraison. Le sol, c’est le socialisme individualiste. Le suc nourricier, c’est la liberté. Mais, spécifions : la liberté positive. Non pas la liberté métaphysique, illusoire, des théoriciens de l’hypocrite antiétatisme des bourgeois. Pas davantage celle du puéril anarchisme mystique, liberté latente qui surgira comme une aimable fée dès que la révolution sera faite et ensuite demeurera immanente.

Ce suc nourricier, c’est la liberté que poursuit l’individualiste libertaire tel que je le conçois, se trouvant en cela d’accord avec le socialiste éclairé : la liberté-puissance, la liberté-pouvoir de faire, qui ne saurait exister sans une garantie que seule une société organisée — et organisée pour la justice — peut procurer ; la liberté qui n’est pas plus immanente que latente, la liberté qu’on fait et qu’on instaure et dont le synonyme est puissance ou pouvoir.

Les moyens de l’instaurer pourront, aux yeux des fidèles de la liberté mystique, sembler être le contraire de la liberté. Naturellement. Non moins naturellement, les bénéficiaires de tout acabit de l’ex-autorité bourgeoise détrônée diront que la liberté est morte. Certainement, défunte sera leur liberté… de priver les autres de liberté.

Mais, en dehors de ce que nos rêveurs ont une conception mystique de la liberté et que les bénéficiaires de l’autorité de privilège ont intérêt à entretenir la conception fausse de la liberté qui leur assure automatiquement des privilèges, le fait futur (d’ailleurs déjà constaté en Russie) que la liberté positive n’apparaîtra pas immédiatement aux yeux des rêveurs de l’anarchie mystique après une révolution s’explique par cette raison que rien, en matière d’évolution sociale, même sanctionnée par la révolution, ne se réalise brusquement. Si une mesure libératrice est imposée sans qu’elle soit mûre depuis longtemps dans les esprits, c’est-à-dire si elle n’a pas été préparée par l’éducation, un retour en arrière ne tardera pas à se produire. Puisqu’on demandait la liberté, c’est qu’elle n’existait pas ; il fallait donc la créer ; mais il ne suffit pas pour cela de dire : « Nous sommes libres ! »

A part des obstacles à sa propre liberté que l’homme porte en lui-même, il existe les ennemis extérieurs de la liberté réelle. Ceux-ci doivent être matés aussi bien que ceux-là surmontés. Et parmi ces ennemis extérieurs, chose triste à dire, on trouve non seulement les anciens bénéficiaires de l’ordre de choses qu’on a cherché à abolir et leurs esclaves abrutis, mais encore ces visionnaires qui entretiennent une conception mystique de la liberté, qui pensent qu’elle existe à l’état latent — où ? dans l’air ? — et que le coup de baguette magique d’une révolution, voire le simple désir de la liberté entretenu par une infime minorité d’individus, va la faire surgir.

Il est de première nécessité d’abolir dans la mentalité des humains de bonne volonté transformatrice cette