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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/429

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INS
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ensuite, parce que cette hypothèse renferme une double erreur, erreur de psychologie et erreur de fait. Que l’État, s’il réalise l’égalité des enfants devant l’instruction, ait pour but d’apporter de nouveaux éléments de vie et de force à la bourgeoisie, ce n’est pas douteux et nous venons de le démontrer. Qu’il y réussisse, c’est moins certain, car ça dépend de la classe ouvrière elle-même. Or, sans faire de la démagogie, nous prétendons que c’est lui faire injure, car c’est faire injure à l’être humain, d’affirmer que l’instruction à partir d’un certain degré, ne peut servir qu’aux ennemis du prolétariat. Il y a là la manifestation d’un « ouvriérisme » aveugle et sectaire, hostile à l’intellectualité, qui n’est qu’une forme de l’ignorantisme. Et il y a une double erreur, disons-nous. Erreur de psychologie, car la fidélité à des principes et à une classe n’est pas une question d’instruction, c’est une question de conscience. La classe ouvrière n’aurait-elle plus de conscience, comme le prétendent ses contempteurs ? Autant dire qu’elle n’est composée que d’individus capables de la trahir. Erreur de fait, car il n’est nullement nécessaire d’être instruit, d’être un « intellectuel », pour faire un traître à la classe ouvrière. L’histoire, et particulièrement celle de la Grande Guerre, nous l’a surabondamment démontré. Combien de « manuels » illettrés, ou presque, ce qui est pire, ont fourni cette démonstration ! La Bataille Syndicaliste elle-même ne fut-elle pas un des principaux organes de trahison ouvrière par sa collaboration à la guerre ?

Ce n’est pas parmi les « intellectuels » que se recrutent les gendarmes, les agents de police, les gardiens de bagnes et de prisons, les mouchards d’ateliers, les « jaunes » et les « renards », les concierges et autres « chiens de garde » plus ou moins obscurs dévoués à la propriété et au pouvoir de leurs ennemis de classe. Ce recrutement n’est possible que par l’état d’ignorance des masses ouvrières, leur défaut de connaissance des questions sociales entraînant, chez un trop grand nombre, l’absence de conscience prolétarienne. Il est monstrueux de dire que l’instruction peut corrompre l’individu quel qu’il soit ; elle ne corrompt que celui qui est déjà corrompu, comme le soleil précipite la corruption de la charogne ; mais il rend plus vigoureux ce qui est vivant et sain. Ce n’est pas elle qui pouvait animer tous ces mauvais bergers qui ont poussé la classe ouvrière aux aventures guerrières ; ils sont demeurés aussi ignorants depuis qu’ils ont vendu la peau de leurs frères que lorsqu’ils étaient révolutionnaires. Par contre, la classe ouvrière ne trouvera jamais de guides plus éclairés que les hommes de haute culture qui ont une conscience, — un Élisée Reclus, un Tolstoï, un Romain Rolland —, et de compagnons plus sûrs, plus dévoués, que ceux qui, étant sortis d’elle, — un Michelet, un Perdiguier, un Vallès, un Varlin, un Pelloutier —, ne se sont instruits que pour mieux la servir. Des mains calleuses n’impliquent pas nécessairement la droiture et le dévouement. Un cerveau qui recherche la culture intellectuelle n’est pas forcément celui d’un traître et d’un exploiteur en puissance. Encore une fois, la Grande Guerre a été la Grande Expérience, et aujourd’hui, lorsqu’on voit la classe ouvrière plus divisée et plus exploitée que jamais par tant de faux intellectuels qui ont quitté l’atelier pour palabrer dans les assemblées dirigeantes et se sont élevés au-dessus d’elle non par l’instruction mais uniquement par leur absence de scrupules, on se demande à quoi l’expérience a servi.

Supposons, pour un instant, que les hommes ne se soient jamais instruits ou que l’instruction n’aurait pu en faire que des traîtres aux autres hommes. Comment se seraient formés tous ces êtres supérieurs, toute cette véritable élite, qui a guidé l’humanité dans tous les domaines de la pensée et du travail, lui a ouvert « la route qui monte en lacets » et qu’elle n’a cessé de suivre

malgré tant de chutes qui l’ont précipitée dans les pires gouffres ? Comment aurions-nous eu Confucius, Homère, Solon, Pythagore, Eschyle, Phidias, Socrate, Empédocle, Platon, Diogène, Praxitèle, Épicure, Archimède, Sénèque, Epictète, Bacon, Dante, Léonard de Vinci, Copernic, Michel Ange, Rabelais, Shakespeare, Galilée, Molière, Spinoza, Milton, Newton, Franklin, les réformateurs et les humanistes du xvie siècle, les philosophes du xviie, les hommes de la Révolution, Lavoisier, Gœthe, Beethoven, Hugo, Bakounine, Marx, Wagner, Pasteur, Tolstoï, Edison, Reclus, Louise Michel, Ferrer, Jaurès, et des milliers d’autres célèbres ou obscurs ?

On peut dire que jusqu’à la fin du xixe siècle, tous les grands hommes qui se sont manifestés en France ont reçu, sauf de bien rares exceptions, un enseignement d’origine religieuse, l’instruction publique n’ayant été laïcisée qu’en 1882. Ils ont appris à lire sous l’œil de l’Église, comme nous apprenons à lire aujourd’hui sous le contrôle de l’État. Cela n’a pas empêché ceux qui avaient une intelligence hors du troupeau, hardie, novatrice, révolutionnaire, de se manifester. Où en serions-nous sans cela ?

Alors qu’il grattait encore la terre avec ses ongles, qu’il n’avait pour armes qu’un bâton ou des pierres, l’homme avait déjà besoin d’apprendre, de savoir toujours plus, de développer et de communiquer sa pensée par les moyens les plus étendus. D’où qu’elle vînt et quelle qu’elle fût, il l’accueillit avec curiosité, avec avidité, et jamais il ne fit son bonheur de l’ignorance, même d’une science dont il aurait eu à souffrir parce qu’il en serait fait contre lui un mauvais usage. Aurait-il dû ne pas découvrir la machine parce qu’elle servirait à aggraver sa servitude économique au lieu de se libérer ? Devait-il se dresser contre l’aviation parce qu’elle n’a servi jusqu’ici qu’à l’assassinat de populations sans défense hors des champs de bataille ? Non. Il doit vouloir que la machine serve à ses véritables fins, l’économie de ses forces, et que l’aviation ne soit plus qu’un instrument de paix. De même il doit s’instruire dans toutes les formes de l’activité humaine en se donnant pour but de les faire servir à son propre bien et au bien de tous.

Malgré tous les obstacles, l’humanité progresse parce qu’elle s’instruit, même mal. L’instruction est une fenêtre qui s’ouvre sur la vie. Sous prétexte que L’État fait cette fenêtre trop étroite, qu’il ne l’ouvre que sur un ciel noir et n’y laisse passer qu’un air malsain, devons-nous murer la fenêtre et nous condamner nous-mêmes aux ténèbres et à l’asphyxie du tombeau ? Ce serait faire le geste stupide d’un homme borgne qui se crèverait le seul œil qu’il possède parce qu’il y verrait insuffisamment.

Puisque nous ne savons ou ne pouvons pas nous instruire nous-mêmes, sachons nous servir de l’instruction que nous offre l’État. Pour cela, efforçons-nous de corriger cette instruction et appliquons-nous à la faire servir contre les mauvais desseins de ceux qui nous la donnent. Tous les hommes instruits ne sont pas de grands caractères et de belles consciences ; nous le voyons, hélas, tous les jours. Le grand savant Érasme fut un lâche et un misérable lorsqu’il livra aux autorités son ami Ulrich von Hutten proscrit et réfugié chez lui. Mais tous les grands caractères et les belles consciences n’ont été utiles à l’humanité que dans la mesure et l’emploi de leurs connaissances. « Science sans conscience est la perte de l’âme », a dit Rabelais. Sachons posséder les deux et nous pourrons alors être de véritables hommes, vivre utilement pour nous et pour les autres.

Quand les curés étaient les maîtres de l’école, il valait mieux apprendre à lire dans leur catéchisme que ne pas apprendre du tout. Quand l’État est le maître de l’école, il vaut mieux s’instruire dans les manuels de M. Lavisse