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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/441

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ans, ou moins, le prix d’un matériel qui roulera ou servira vingt ou trente ans.

En ce qui concerne le caractère de la production elle-même, il n’y a aucun souci d’intérêt général chez ceux qui la dirigent. Le capitalisme industriel ne construit pas, ne fabrique pas pour satisfaire des besoins mais pour réaliser des profits. Il en est de même pour le commerçant, qui ne tend nullement à remplir un rôle utile, mais uniquement à faire fortune dans un minimum de temps.

La Bourse des Valeurs, celle de Commerce, qui devraient être les régulateurs des actions et des prix, qui devraient déterminer la valeur exacte d’une affaire quelconque ou le prix d’une denrée telle que le blé, par exemple, ne visent, au contraire, qu’à fixer arbitrairement, pour le seul profit de quelques-uns, le prix de celle-ci, la valeur de celle-là, sans tenir aucun compte du caractère de l’affaire, de l’abondance ou de la pénurie de la denrée.

Ces opérations, qu’on décore du nom de spéculations, mériteraient mieux le nom de vols organisés.

Boursiers de valeurs et boursiers de commerce n’ont rien de commun avec les travailleurs qui édifient ou assurent la marche des entreprises, ni avec les producteurs réels du blé.

Que dire des intermédiaires, possédants fictifs, qui brassent des millions et vivent comme des poux sur le corps social, sur le producteur et le consommateur ? Y a-t-il entre ceux-là et ceux-ci un intérêt commun ?

Enfin, pour en finir avec ces comparaisons, y a-t-il concordance d’intérêt entre les consommateurs et les mandataires aux Halles qui jettent au ruisseau d’excellentes marchandises plutôt que d’en diminuer le prix, alors que des milliers et des milliers de pauvres gens ne peuvent les acquérir parce que les cours sont trop élevés pour leur bourse ?

Lorsque, pour éviter, par l’abondance, l’avilissement des prix, les sociétés de pêcheries font rejeter, après une pêche trop fructueuse, des milliers de poissons capturés souvent, par les travailleurs de la mer, au péril de leur vie, lorsque — pour les mêmes raisons ou par suite de tarifs de transport prohibitifs — on laisse pourrir en tas dans les régions de production, des denrées précieuses : pommes de terre, choux-fleurs, blé même, et que la masse des consommateurs est ainsi privée (pour la sauvegarde et l’entretien d’intérêts particuliers) des avantages des récoltes généreuses, « l’intérêt général » apparaît comme délibérément sacrifié…

Ces exemples suffisent, je crois, à démontrer qu’il n’y a pas, aujourd’hui, d’intérêt général et que, seuls, des individus placés sur le même plan social peuvent avoir et ont un intérêt commun. Et cependant, malgré tout ce que la vie démontre quotidiennement, les économistes bourgeois, qui ont charge d’âmes, affirment l’existence de l’intérêt général. Ils se gardent bien de le définir. Ils se contentent de le proclamer. C’est plus facile, mais beaucoup moins convaincant.

L’intérêt général ? Il a sans doute existé lorsque l’homme naquit libre sur la terre libre, mais depuis…

Il est vrai qu’au début de l’humanité, la propriété individuelle était inconnue ; que, partout, l’homme était chez lui et l’égal de son semblable. À ce moment-là, il y avait des individus qui s’étaient groupés pour défendre leur existence contre les animaux et les éléments et assurer leur vie, mais il n’y avait pas de classes, pas de hiérarchie, pas de castes, pas de tyrans, pas de prêtres, pas de religions. Il y avait vraiment un intérêt général : celui de tous les associés socialement égaux, instinctivement unis.

Cet intérêt général cessa d’exister lorsque certains hommes ; les forts, ceux qui furent choisis par leurs semblables pour les guider réussirent à tromper ceux-ci, à imposer leur domination, leur autorité, à leurs man-

dants, qui n’avaient pas su contrôleur leurs actes. L’autorité était née et avec elle la propriété.

Non contents de commander aux hommes, les chefs voulurent — et c’était normal — posséder les choses. C’est ainsi qu’ils décrétèrent que telle ou telle étendue de terrain, enclose ou non, avec tout ce qu’elle contenait : hommes, animaux, maisons, arbres, cours d’eau, etc., etc., était leur propriété.

Pour faire fructifier cette étendue de terrain, pour en tirer revenu, les chefs, devenus des maîtres, exploitèrent leurs semblables ; pour la défendre contre les entreprises des autres chefs, aussi ambitieux et aussi peu scrupuleux qu’eux-mêmes, ils levèrent des bandes, puis des armées ; pour maintenir les esclaves et les soldats dans l’obéissance et l’humilité, ils inventèrent les religions et les morales. La ruse, sous le visage des prêtres, devint l’auxiliaire de la force.

S’il y eut un moment conflit entre la force et la ruse, entre les chefs et les prêtres, les uns et les autres, comme les capitalistes d’aujourd’hui, comprirent vite qu’ils devaient s’allier et non se combattre. Cette alliance persiste encore. Elle durera aussi longtemps que le capitalisme lui-même.

Puis, le temps a passé. Les chefs sont devenus des seigneurs, des rois, des empereurs. Ils possèdent des territoires immenses peuplés par des dizaines, des centaines de millions d’hommes qui leur obéissent et travaillent à leur enrichissement, à celui des privilégiés groupés autour du pouvoir.

Les polices assurent la sécurité intérieure des États ; empires, royaumes ou républiques ; les armées sont toujours prêtes à en accroître l’étendue, à porter la civilisation chez les peuples « arriérés » ; les prêtres de toutes les religions enseignent l’obéissance et la résignation ; les juges frappent sans pitié, au nom de la morale, les iconoclastes, les révoltés, les rebelles, les conscients qui discutent le dogme et l’Écriture, qui revendiquent leurs droits.

Plus tard, les trônes fléchiront, s’écrouleront. Sous la poussée des révoltes populaires les rois, les empereurs disparaîtront, pour faire place aux républiques ; les régimes absolus céderont le pas aux démocraties, les privilèges passeront des mains du clergé et de la noblesse dans celles des mercantis, des industriels, des financiers ; le suffrage universel remplacera le vote censitaire. Les Parlements — même économiques — surgiront pour exprimer, soi-disant, la volonté populaire. Malgré tout cela, rien ne sera changé. Les castes et les classes subsisteront. L’exploitation de l’homme par l’homme demeurera. Et il en sera ainsi aussi longtemps que la propriété individuelle, mère des États, existera.

On peut, certes, dire sans crainte d’erreur, que la situation générale des ouvriers et des paysans est supérieure à celle des esclaves antiques, grâce à leur action incessante, mais on peut affirmer, avec la même certitude, que les maîtres d’aujourd’hui, industriels et financiers, par le chômage, les bas salaires, les mauvais traitements, les logements insalubres imposés aux ouvriers et paysans, sont aussi odieux, aussi brutaux, aussi cupides aussi vindicatifs que ceux des premiers âges qui avaient, au moins partiellement, l’ignorance pour excuse !

Telles sont les raisons historiques et de fait pour lesquelles il ne peut y avoir, il n’y a pas d’intérêt général. Elles suffisent largement pour me permettre de le nier, pour déclarer que tout le système auquel il a donné naissance n’est qu’une fiction.

Lorsque nous serons revenus au principe de l’égalité sociale, il sera logique de parler d’intérêt général. Pas avant ! Qu’on fasse disparaître les castes, les classes, la propriété, tout ce qui fait que les hommes sont encore des maîtres ou des esclaves ! Jusque-là l’intérêt général