peaux religieux, nationalistes, voire républicains, il sert de prétexte à l’exploitation du bétail humain. Mais, dans un monde harmonieusement disposé, où parasitisme et domination seraient choses inconnues, l’accord existerait entre le bien de tous et celui de chacun. Car les habitants de la terre ont des besoins communs et l’identité d’origine comme de destinée finale crée entre eux des rapports de fraternité. A l’heure actuelle l’intérêt général se ramène, pour l’exploité, à la solidarité qui l’unit à ses compagnons de malheur. Des insuffisances, des erreurs nombreuses seraient à relever dans les éthiques utilitaires, mais elles mettent aussi en lumière d’incontestables vérités. Et ceux mêmes qui les critiquent âprement s’en inspirent parfois, tels ces chrétiens tout confits dans l’amour de Dieu, à les entendre, et que la crainte de l’enfer pousse seule en réalité. Ils colorent d’apparences désintéressées un servilisme mesquin ; leur dévouement, leurs sacrifices prétendus sont de simples marchés où ils gagneront cent pour un. Une éternité de bonheur, contre quelques jours de souffrance, le pire usurier peut s’en satisfaire ! Et risquer la rôtissoire infernale en désobéissant au curé ! Quant aux amateurs de métaphysique, qui vous offrent leurs principes transcendants à des sauces variées, ils doivent rendre leur Bien Suprême appétissant et désirable, pour que les clients mordent à l’appât. S’il n’apparaît sous l’aspect du bonheur, le bien laisse l’homme indifférent ; preuve du rôle joué par l’utile, même quand on prétend s’en passer.
Remarquons, par ailleurs, que l’intérêt devient une source d’erreurs innombrables, lorsqu’il s’agit de découvrir la vérité. On sait combien l’individu s’illusionne d’ordinaire sur lui-même, ne voyant que les qualités dans sa propre personne, alors qu’il observe surtout les défauts chez le voisin. Même aveuglément dans l’amour, sorte de métempsycose idéale qui opère la fusion de deux intérêts : les défauts se transforment en vertus, les vices en qualités. L’affection partie, force sera de reconnaître que la prude était acariâtre, que le bon garçon manquait d’énergie. Si la bourgeoisie, voltairienne il y a un siècle, fréquente les églises aujourd’hui, c’est qu’elle compte sur le prêtre pour défendre ses coffres-forts. Si les membres de l’Institut et les professeurs de Faculté sont si respectueux des dogmes chrétiens, c’est pour ménager la clientèle riche et se faire applaudir dans les salons mondains. Et la croyance à l’au-delà vient, pour une large part, du désir égoïste de ne mourir jamais. Que les animaux ou même les personnes indifférentes disparaissent totalement, chacun l’admettrait sans répugnance ; mais que leur cher moi cesse d’être, les dévotes les plus détachées du monde ne se résigneraient pas sans peine à le croire. Si Dieu résume nos ignorances, l’immortalité concrétise l’instinct de conservation. En politique, même exploitation des erreurs où conduit un intérêt mal compris ; avant le vote on promet des miracles à l’électeur médusé, après, mille excuses permettent d’expliquer pourquoi l’on n’a rien pu faire. Et des faveurs, des rubans, habilement distribués, suffisent à compléter la cuisine électorale. Mais le sage se défie des mensonges de l’intérêt, comme des illusions de l’amour-propre ; si pénible que puisse être la vérité à l’égard de lui-même, il l’accueille toujours en amie. — L. Barbedette.
Documents. — Hermann Usener : Epicurea ; Guyau : La morale anglaise contemporaine ; Stuart Mill : L’Utilitarisme ; H. Spencer : Principes de morale ; etc.
INTERET GENERAL. Intérêt commun aux habitants d’une même localité, aux hommes vivant dans un même pays. Telle paraît être, de prime abord, la définition de l’intérêt général. Il importe cependant, avant tout, de s’assurer s’il y a bien, autour de nous, un intérêt ayant ce caractère, de se rendre compte si rien ne s’oppose,
Voyons donc si, oui ou non, il y a autour de nous un intérêt général et s’il convient d’accepter ou de repousser cette conception, commune aujourd’hui aux démocrates bourgeois et ouvriers qui préconisent comme moyen d’évolution la collaboration des classes.
Certes, il est tout à fait évident que si tous les hommes qui habitent un même pays avaient un intérêt commun, c’est-à-dire collectif, ils s’entendraient facilement sur la base même de cet intérêt. Rien ne serait plus commode, pour eux, que de se doter d’un ordre social qui, interprétant cet intérêt, leur donnerait satisfaction. Il est non moins évident que nul antagonisme ne pourrait exister entre les individus et que, dans ces conditions, parler de classes serait une hérésie. Il n’y aurait bien, en vérité, qu’une seule classe sociale.
Rien ne s’opposerait donc à ce que le progrès s’accomplisse sans entrave dans tous les domaines et il est tout à fait certain que, l’évolution étant normale, ce serait une folie que de vouloir accélérer le rythme de ce progrès, mécaniquement et violemment, par des révolutions parfaitement inutiles.
Mais en est-il ainsi et, dans la négative, pourquoi en est-il autrement ?
Je déclare tout de suite qu’il n’y a pas, qu’il ne peut pas y avoir d’intérêt général en régime capitaliste. En fait, il y a deux catégories, deux portions opposées d’ « intérêt général » (si, ainsi limité, je puis encore me servir de ce nom) et leur confrontation est la meilleure preuve de l’inexistence du n intérêt véritablement général. Il y a, en effet, l’intérêt général des possédants : des exploiteurs, et celui des non-possédants : des exploités.
Entre ces deux formes d’intérêt général, dont l’une est bien la négation de l’autre, toute conciliation est impossible. Leur opposition est telle, qu’elle est constante, permanente, systématique. Elle ne prendra fin que par la disparition de l’intérêt général capitaliste, par l’abolition de la propriété privée, base du système social actuel.
La vie de chaque jour enseigne, avec une brutalité d’expression inouïe, qu’il n’y a réellement aucun intérêt commun, général, entre le patron et l’ouvrier, entre le commerçant et le consommateur, entre le propriétaire et le locataire, entre l’exploitant et l’usager, etc.
L’intérêt général du patron l’oblige à faire travailler le plus longtemps possible pour le salaire le moins élevé, sans se soucier des conditions d’hygiène. Il ne rétribue l’effort humain que d’une façon strictement minimum. Il n’est pas besoin de dire que l’intérêt de l’ouvrier est diamétralement opposé.
Il en est de même pour le commerçant, qui a intérêt à vendre le plus cher possible, sans se soucier de la condition sociale du consommateur et de ses moyens d’existence. Nul doute que, là encore, l’intérêt du consommateur soit en opposition avec celui du commerçant, surtout à notre époque, où le dernier prétend faire fortune en quelques années.
Qui oserait soutenir que le propriétaire — le plus avantagé de tous les rentiers, au moins actuellement — ne cherche pas constamment à augmenter le prix de ses loyers, sans se préoccuper si le locataire, exploité par le patron, volé par le commerçant, peut réellement payer les prix de location qu’il veut imposer !
Qui pourrait affirmer que l’exploitant d’un service public à caractère de monopole de fait, comme les Compagnies de transport terrestres, maritimes ou fluviales, se préoccupe de l’intérêt des usagers, lorsqu’il établit ses tarifs ? Non, il n’a d’autre souci que de rétribuer le capital engagé par un intérêt élevé, d’amortir dans dix