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Et, dans tous les temps, il se trouva quelqu’un pour réagir contre la médiocrité ou la tyrannie des réguliers.

Jamais le règne de la régularité ne s’étendra sur la terre, étouffant, monotone, mortel.

C’est la plus consolante des pensées qui nous demeure, alors qu’ont fait défaut toutes les ressources sur lesquelles nous étions plus ou moins en droit de compter, alors que se sont évanouis nos illusions ou nos enthousiasmes, alors que nous restons seuls ou à peu près sur la route.

Il y aura toujours des hors-société, des « outlaws », des récalcitrants, des critiques, des non-conformistes, des perturbateurs, des protestataires.

L’Individu réagira toujours contre le Dictateur. L’Unique n’acceptera jamais la domination de la Multitude. Et l’Homme Seul ne se laissera pas dominer par l’Ensemble.

L’Artiste ne prostituera jamais sa vision individuelle aux goûts de la foule, aux traditions de l’école ; le Poète ne sacrifiera pas son inspiration à la mentalité du Milieu ; le Savant ne se laissera pas imposer silence par les préjugés scientifiques.

Ceux qui placent la liberté avant le bien-être ne feront jamais route avec ceux qui sont toujours disposés à aliéner un peu ou beaucoup de leur indépendance pour un plat de lentilles ou une écuelle de soupe.

Il y aura toujours des irréguliers. Il y aura toujours des antiautoritaires.

Et les bohêmes, les hétérodoxes, les en-dehors, les irréguliers de tout poil et de tout acabit sont susceptibles — bien mieux que les réguliers, très souvent — de s’associer et, au sein de l’association, d’agir selon une règle de conduite adoptée volontairement hors de toute intervention étatiste, gouvernementale, de tout contrôle extérieur.

Pour les individualistes anarchistes, il n’y a pas incompatibilité entre les mots « irrégulier » et « associationnisme ».

Si ta porte est ouverte et ton sourire accueillant, ô camarade, l’Irrégulier qui passe s’arrêtera et entrera chez toi. Il prendra place sur le siège que tu lui offriras, à moins qu’il ne préfère prendre place sur le sol, devant la cheminée. Il te parlera de choses autres, il t’apportera des nouvelles d’ailleurs ; sa voix pourra couler sur un ton plaisant ou déplaisant, mais elle ne sera pas semblable à celle des autres hommes, les réguliers. Et ta maison — ta maison intérieure — ton cerveau et tes sens — se trouvera tout illuminée à l’ouïe de cette parole. Des horizons insoupçonnés se lèveront sur le terne écran de ta vie quotidienne. Mais qu’elles soient douces comme l’accent du ruisseau qui murmure au fond de la vallée ou âpres comme le sifflement de la bise sur les étangs glacés, ses paroles te troubleront, t’enivreront, te transporteront dans un monde différent de celui où tu vis, car l’Irrégulier ne tient pas compte des situations acquises ou des liens sociaux. Il t’appelle à vivre une vie neuve, une vie de hardiesse qui tranche avec la vie de traîne et de routine qui est la tienne, une ample vie d’aujourd’hui qui rompe avec la misère de ton existence d’hier, de tous les hiers passés.

Mais voici que l’appel se fait si pressant que tu te refuses à en entendre davantage, que tu recules devant l’expérience à tenter. Tu congédies l’Irrégulier et tu verrouilles ton huis. Pauvre de toi ! Resplendissante tout à l’heure, ta Demeure intérieure n’est plus éclairée qu’à la lueur fumeuse de l’inoriginalité et de la monotonie. Tu n’es qu’un régulier qui t’ignores. — E. Armand.


IRRÉSOLUTION n. f. Incertitude, flottement, mais surtout impuissance à la décision qui affecte le caractère même plus encore que les événements et lui imprime sa marque. L’irrésolution traduit une propen-

sion naturelle à ne pouvoir faire son choix et mettre en jeu sa volonté. Elle ne se confond pas avec l’indécision, toute accidentelle et circonstanciée, qui marque, à certaines heures, l’hésitation du doute et la prudence d’un esprit circonspect. On dit parfois, mais la distinction est subtile et sans rigueur pratique, qu’on est « irrésolu dans les matières où l’on se détermine par goût, par sentiment, et indécis dans celles où l’on se décide par raison ou par discussion »…

Aveugle est la volonté qui s’élance sans faire la balance des arguments et sans peser les aléas, mais inconsistante et sans valeur active est celle qui oscille dans une perpétuelle incapacité et s’épuise en tergiversations. L’homme fort doit, à un moment donné, trouver dans les thèses et les situations en présence des motifs puissants pour donner le branle à son action… Les Spartiates, qui attachaient un grand prix à la formation du caractère, punissaient sévèrement l’irrésolution. « Il est difficile, remarquait La Bruyère, de décider si l’irrésolution rend l’homme plus malheureux que méprisable ». Elle le rend neutre, amorphe, et c’est la négation de sa vitalité. L’irrésolu est un sable mouvant sur lequel nous ne pouvons fonder rien de sûr. Les sympathies qu’il nous témoigne iront, notre influence cessant, aux autres courants qui les sollicitent sans que rien de viril ne trouble un désespérant platonisme. Il nous échappera toujours aux minutes décisives et ses apports courants seront timides et souvent sans portée.


IRRESPONSABILITÉ n. f. Nous ne soulèverons pas ici les arguments qui, par le déterminisme, se rattachent aux problèmes de la liberté ou de la morale (voir ces mots), ni les conditions dans lesquelles la justice établit la culpabilité et fait jouer le châtiment (voir justice, jugement, pénalité, sanction, etc.). On trouvera d’ailleurs à responsabilité, plus amplement développés, la plupart des aspects généraux de cette importante question qui touche à la nature humaine, au milieu, aux époques, aux formes changeantes de la vie elle-même…

Nous marquerons seulement, en passant, l’irresponsabilité, en politique, de ceux qui administrent les affaires des nations, décident de l’emploi des impôts prélevés sur l’activité publique, font régner l’arbitraire dans les événements quotidiens, tranchent du sort des masses aux heures de crises internationales…

Souverains constitutionnels, ministres élus, dictateurs improvisés, tous les détenteurs de la puissance des États, sont, en fait, couverts par l’irresponsabilité. Ils ne relèvent que des sursauts — assez lointains pour ne pas être inquiétants — dans lesquels le « lion populaire », excédé, lance, dans un rugissement, ses griffes sur les occupants du jour, assez malchanceux pour jouer les Louis XVI ou les Nicolas II, mais non toujours, quand on songe au règne introublé d’un Roi Soleil ou d’un Napoléon, les plus représentatifs de la tyrannie. Ce qui donne aux chefs d’État — il ne s’agit pas ici des fantoches représentatifs, mais des maîtres effectifs — la sérénité dans la gabegie, l’incohérence et le crime, c’est le sentiment que, — les institutions comportassent-elles des contrôles de gestion — leur tâche néfaste accomplie (et couverte par les Assemblées), ils prendront leur retraite entourés d’honneurs et de richesses, environnés de la considération générale…

Il ne vient même pas à l’idée des populations bernées (nous savons ce qu’en vaudrait l’aune nous qui ayons pesé combien l’irresponsabilité des dirigeants est liée à l’inconscience et à la veulerie des masses et qui avons vu, en même temps que la lenteur à mettre en jugement les Poincaré ou les Clemenceau par exemple, la Haute-Cour parlementaire plus disposée aux lâches services qu’aux arrêts justiciers), il ne vient pas à