Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/484

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
JAU
1092

port avec ce qu’on peut trouver de ravissant ou d’agréable dans la couleur jaune. Le jaune ne sert pas seulement, avec toute la sottise des préjugés, à ridiculiser ou à mépriser les victimes de malheurs conjugaux, ni à chanter l’éclat du métal précieux auquel nous devons tant d’actes odieux et tant de corruption. Il sert, le jaune, à marquer ; non seulement ce qui est fâcheux ou déplaisant, mais ce qui est répugnant et mauvais comme peut l’être la fièvre jaune elle-même. Et ce n’est pas d’aujourd’hui que le jaune a cette signification péjorative qui porte à l’éloignement. Ouvrez le Dictionnaire Larousse. Vous y lirez d’abord ceci : « Familier : Rire jaune, rire d’une manière contrainte. » Puis aussi cela, qui est une simple constatation historique :

« Encycl. Ethol. Le jaune était jadis, on ne sait pourquoi, une couleur ignominieuse. Le concile de Latran (1215) décida que les Juifs porteraient sur leurs habits une marque distinctive de couleur jaune. Après la condamnation, comme traître, du connétable de Bourbon en 1521 et du prince de Condé en 1653, le seuil et la porte des hôtels de ces princes furent peints en jaune. »

Le jaune était donc, à cette époque déjà, adopté comme signe d’abjection, de traîtrise et de félonie, sans qu’on puisse expliquer la cause de ce choix. C’est le cas de dire encore : Des goûts et des couleurs…

Dans la lutte ouvrière, dans la bataille, sur le terrain syndical, des exploités contre leurs exploiteurs, il y a eu ce que nous avons justement appelé : les jaunes.

Le jaune est celui qui, tournant le dos à sa cause, trahit aussi ses frères de misère, les combat, les dénigre, les vend, les calomnie, les assassine et fait lâchement échouer leurs revendications. Le jaune est l’auxiliaire du patron dont il favorise les intérêts et les bas calculs d’exploitation à outrance. Le jaune est le complice méprisable du mouchard en uniforme ou en civil quand il n’est pas lui-même le mouchard, le délateur, le faux témoin au service du Patronat, dans toutes les circonstances de la guerre sociale quotidienne entre le Capital et le Travail. Le jaune est comme la plante vénéneuse qu’il faut arracher à temps pour éviter qu’elle se multiplie parmi les plantes utiles. C’est la croissance en nombre et en conscience des syndicats ouvriers (dits syndicats rouges), s’organisant et agissant pour arracher sans cesse au Patronat et à l’État des bribes de bien-être et de liberté, qui suscita l’éclosion des jaunes. Tout d’abord, ce ne fut qu’un quarteron d’individus tarés, faciles à corrompre, sachant bluffer sur leur valeur personnelle et habiles à exploiter la frayeur patronale. Vis-à-vis du patronat, leur attitude fut toujours celle de cyniques maîtres-chanteurs. Contre la classe ouvrière, ils agirent en chefs de bande, recrutant pour leurs troupes de malheureux dévoyés dont ils faisaient, par la duperie, des instruments dociles, cela dans le dessein de parvenir à briser les grèves, à paralyser les tentatives des travailleurs revendiquant des salaires plus élevés ou de meilleures conditions de travail, ou s’efforçant d’imposer à leurs employeurs le respect de leur dignité.

Mais il fallait bien que, devant une organisation aussi forte et aussi audacieuse que le fut la Confédération Générale du Travail, se dressât une organisation adverse ayant un semblant de force et une ombre d’audace.

La C.G.T. posait en principe la suppression du patronat et du salariat. Son objectif de combat quotidien était la conquête du bien-être et de la liberté. Enfin, elle affirmait que l’émancipation des travailleurs devait être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Pour cela, tout ce qui tendait à améliorer partiellement le sort des travailleurs devait être tenté par l’organisation syndicale elle-même, par son action directe et collective sous forme de revendications précises, dût-on, pour obtenir satisfaction, aller jusqu’à décréter la grève par

tielle d’abord, puis la grève de plus en plus généralisée et enfin, s’il le fallait, et s’il était possible, tenter même la grève générale révolutionnaire, première phase d’une révolution sociale susceptible de transformer la société et de substituer à l’exploitation capitaliste, à l’autorité de l’État, l’entente libre des producteurs !

C’était là un programme clair, lumineux, justifiant toutes les initiatives courageuses et répondant à tous les espoirs des prolétaires.

A cela, les plus réformistes de nos syndicats confédérés ne trouvaient pas d’objection. Les plus modérés parmi nos militants syndicalistes définissaient ainsi le syndicat : « Le syndicat est un groupement de personnes ayant mêmes intérêts à défendre contre d’autres intérêts personnels ou collectifs qui, par essence, sont naturellement opposés à ceux de ce groupement. »

On ne peut mieux dire, posément, que le syndicat ouvrier est en opposition formelle d’intérêts avec le syndicat patronal. La loi de 1884, elle-même, n’eut pas d’autre objet que de permettre (parce qu’elle ne pouvait plus l’empêcher) la formation de syndicats ouvriers pour essayer l’entente entre exploiteurs et exploités en cas de conflit.

Les jaunes, pour justifier leur raison d’être, pour masquer leur entente préalable avec ceux qui les paient, esquissent cette formule qu’ils prétendent être la base de leur groupement : « Le Capital-Travail et le Capital-Argent sont les deux facteurs indispensables à la vie sociale. L’un complète l’autre ; les deux se font vivre mutuellement. Le devoir de ces deux collaborateurs est donc de rechercher, amiablement, de bonne foi et en toutes circonstances, le point de rencontre des concessions réciproques qu’ils se doivent l’un à l’autre. »

Capital-travail, Capital-argent, ainsi définis par les jaunes, semblent être sur un pied d’égalité. L’un et l’autre apparaissent ainsi, au même titre, comme deux facteurs égaux et également indispensables à la vie sociale ! On croirait surtout, selon cette thèse, qu’il en fut et qu’il en doit être toujours ainsi. On dirait vraiment que ce n’est pas le capital-travail qui engendre le capital-argent. Le temps et le progrès, sinon la révolution, tendent à unifier ces deux forces actuelles et matériellement antagoniques entre les mains les plus utiles, celles du producteur frustré de ses droits depuis longtemps par les malins qui, de son capital-travail, se sont constitués le capital-argent.

Mais de tels problèmes sont, dans l’esprit mieux éclairé des ouvriers, moralement résolus. On sait maintenant, parmi les exploités, ce qu’il y a à faire et ce serait gâcher son temps que discuter de telles idées avec des jaunes, qui sont connus, jugés, jaugés à leur valeur dans les milieux ouvriers.

Les syndicats jaunes en France ont fait leur apparition au plus fort de l’action syndicale des syndicats rouges, au moment (1904-1906) de la campagne inoubliable en faveur de la journée de huit heures. Autrement dit, les syndicats jaunes, machine de guerre patronale contre les syndicats rouges, ont vu le jour au plus fort de la peur du patronat !… Malheureusement, pour les patrons, ils ont été mal servis, ils n’en ont pas eu pour leur argent. A tous ceux qui ont des yeux pour voir, un sens critique pour juger, le moindre raisonnement fera comprendre que l’alliance d’un syndicat ouvrier avec le capital, avec des politiciens, avec des personnages influents ou connus du clergé, des partis bourgeois et réactionnaires, et surtout avec le haut patronat, ne peut donner confiance à personne bien longtemps, pas même à ceux qui s’en servent. On peut supposer que tous les jaunes ne sont pas des canailles, qu’il y a parmi eux. des inconscients, des imbéciles et des dupes. Il suffit d’ailleurs de se documenter un peu et d’étudier ce que furent les chefs de ces syndicats