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JES
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est employé comme synonyme, dans le langage courant, de dissimulation et de tartuffisme.

Le lecteur nous sera sans doute reconnaissant de lui donner quelques textes, rigoureusement authentiques, sur l’obéissance jésuitique.

Peu avant sa mort, Ignace dicta au Jésuite Philippe Vito ses Instructions suprêmes sur l’Obéissance. Le morceau renferme 11 paragraphes, dont je me borne à extraire les passages suivants :

« A mon entrée en Religion, et une fois entré, je dois être soumis en tout et pour tout devant Dieu Notre Seigneur et devant mon supérieur…

« Il y a trois manières d’obéir : La première, quand on me l’ordonne par la vertu d’obéissance, et c’est la bonne ; la seconde, quand on me demande de faire ceci ou cela sans plus, et c’est la meilleure ; la troisième, quand je fais ceci ou cela au premier signe de mon supérieur, avant même qu’il me le demande, et c’est la parfaite…

« Quand il me semble ou que je crois que le supérieur me commande une chose qui est contre ma conscience ou un péché et que le supérieur est d’un avis contraire, je dois le croire à moins d’évidence… Je dois me comporter : 1) comme un cadavre qui n’a ni désir, ni entendement ; 2) comme un petit crucifix qui se laisse tourner et retourner sans résistance ; 3) je dois me faire pareil à un bâton dans la main d’un vieillard, pour qu’on me pose où on veut, et pour aider où je le pourrai davantage. »

Ignace poussait très loin cet amour de l’obéissance… pour les autres. L’abbé Mir reproduit la lettre qu’il fit écrire au P. Lainez, l’un de ses plus précieux collaborateurs de la première heure. Il le blâme dans les termes les plus sévères pour s’être permis de ne pas être de son avis (Rome, le 2-11-1552).

Dans le Sumario de las Constituciones (qui fait partie des Reglas de la Compaňia de Jesus ; on peut lire également : « Que chacun de ceux qui vivent sous l’obéissance se persuade qu’il se doit laisser mener et régir par la divine Providence par le moyen du supérieur, comme s’il était un cadavre, etc., etc… » Et dans un autre passage : « Soyons prêts à la voix du supérieur, comme si nous appelait le Christ Notre Seigneur, laissant là sans la finir une lettre ou une affaire commencée. »

Le supérieur est ainsi comparé à Dieu en personne !

Pourtant, le supérieur peut se tromper ? Il faut obéir quand même. L’inférieur n’a rien à y perdre. « Au contraire, il y gagne devant Dieu. Car l’obéissance, pour être méritoire, doit être surnaturelle… » (Abbé Mir).

Dans ses Instructions aux Recteurs de la Compagnie, le P. Nadal insiste sur la nécessité de perfectionner l’obéissance de l’entendement (c’est-à-dire le renoncement à tout esprit critique, à toute velléité d’examen) et il indique par quels moyens on peut y arriver : exercices de l’oraison, etc. ( « Abêtissez-vous », disait Pascal).

Une telle obéissance est choquante. Mais ce qui est plus choquant encore, c’est que ceux qui la prêchaient étaient loin de la pratiquer eux-mêmes. Ignace fut un véritable potentat, souvent en lutte avec l’Église et résistant aux autorités ecclésiastiques. La Compagnie, dans son ensemble, a été le plus indocile des ordres religieux !

Il faut reconnaître que les Jésuites n’ont pas inventé l’Obéissance aveugle. Ils l’ont simplement perfectionnée et systématisée.

Car saint Paul (Romains XIII, 15) ordonnait déjà aux premiers chrétiens d’obéir à leurs princes et à leurs seigneurs, même lorsqu’ils étaient injustes et méchants.

Et le célèbre Concile de Trente (voir Catéchisme, p. 468) a confirmé cette néfaste théorie :

« Ainsi, s’il s’en rencontre des méchants (parmi les rois, princes et magistrats), c’est cette même puissance

divine qui réside en eux que nous craignons et que nous révérons et non leur malice et leur mauvaise volonté, tellement que ce n’est pas même une raison suffisante pour être dispensé de leur rendre toute sorte de soumission et d’obéissance que de savoir qu’ils ont une inimitié irréconciliable… »

Et l’angélique saint Thomas n’écrivait-il pas : « Le sujet n’a pas à juger de ce que lui commande son préposé, mais seulement de l’exécution de l’ordre reçu et dont l’accomplissement le regarde… »

Saint Bonaventure a recommandé la vertu d’obéissance. Saint Basile a dit que le religieux doit être aux mains du supérieur « comme la hache aux mains du bûcheron ». Etc., etc.

Dans un récent article de la revue Études, un Jésuite éminent, le P. de La Brière, assurait que la formule « obéir comme un cadavre » avait été employée longtemps avant Ignace de Loyola, par le doux saint François d’Assise lui-même (le P. de Ravignan l’avait déjà dit) — ce qui tend à démontrer (et nous n’en sommes pas surpris) que le catholicisme a toujours été basé sur la plus insupportable des tyrannies.

Mais avec les Jésuites, le pouvoir des supérieurs devient absolu. Il n’y a plus de règle, plus de garantie, si faibles soient-elles. Suarez pourra s’exclamer : « L’Église n’a point encore vu de général d’Ordre revêtu d’un pouvoir aussi vaste, et dont l’influence soit aussi immédiate dans toutes les parties du gouvernement. » Ce que confirmera le P. de La Camara, quand il dira : « Il n’y a plus qu’un homme dans la Compagnie : le Général. »

Aussi l’abbé Mir peut-il constater (I, 123) :

« Un pouvoir sans précédent ira s’affermissant dans l’Église, inconnu du droit canonique ancien, le plus autocratique et le plus indépendant de Rome qu’il y eût jamais, pénétrant jusqu’aux replis les plus intimes et les plus sacrés des consciences, plus puissant et plus autonome dans sa sphère d’action que le pouvoir même du Souverain Pontife, Vicaire de Jésus-Christ sur la terre. »

Ledit « Souverain Pontife » fermera d’ailleurs les yeux, car, si la Compagnie travaille avant tout pour elle, elle travaille aussi, par ricochet, pour l’Église et la Papauté.

N’insistons pas davantage sur cette question de l’obéissance aveugle. Nous la condamnons et la repoussons sans restriction, partout où elle se trouve — et nous regrettons de constater que l’État moderne se soit trop souvent inspiré des méthodes ignaciennes et qu’il cherche, lui aussi, à obtenir de ses « sujets » une abdication absolue et révoltante de la conscience et de l’activité personnelles (on l’a vu pendant la guerre).

Les Exercices spirituels. — Je ne dirai que quelques mots de cet ouvrage trop célèbre, simplement pour montrer par quelles méthodes les chefs jésuites arrivent à domestiquer leurs inférieurs.

Les « Exercices » sont l’âme et la source de la Compagnie, a dit le P. de Ravignan. Ils ont pour but « d’apprendre à se vaincre soi-même et régler tout l’ensemble de sa vie, sans prendre conseil d’aucune affection désordonnée ».

Les Exercices ont pour auteur Ignace lui-même (il en existe de nombreuses éditions ; j’ai utilisé celle qui a été annotée par le R. P. Roothaan, Général de la Compagnie, Paris 1879). Ce livre a été approuvé dès les débuts par le Vatican (bulle du pape Paul III, le 31 juillet 1548). Il a recueilli les éloges des plus hautes personnalités ecclésiastiques et théologiques (ceux de saint François de Sales, par exemple).

L’étude des Exercices est obligatoire pour tous les novices pendant deux années. On y prêche l’indifférence complète pour les choses de la terre, par « l’offrande entière de soi-même et de tout ce qu’on possède à Dieu ».