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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/509

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étaient surtout des jeux sensori-moteurs, furent introduits à Cempuis, mais Robin et Delon ne se bornèrent pas à cette introduction, ils imaginèrent encore des jeux d’écriture, de lecture, de sténographie, de grammaire, de calcul, etc. Enfin ils combinèrent « pour certains moments, sinon de pur loisir, du moins de moindre tension, à la classe ou hors de la classe, toutes sortes de jeux d’esprit, qui ont un fond d’enseignement utile et une forme de récréation agréable ». Nous ne pouvons songer à reproduire ici l’exposé de tous les jeux imaginés à Cempuis, mais nous pouvons citer la belle page pédagogique dans laquelle Delon justifie l’emploi des jeux éducatifs.

Il est, dit-il, deux sortes de mobiles qui font agir l’enfant lorsqu’il se livre à une occupation quelconque, jeu ou travail : « les mobiles intérieurs à l’action elle-même, et les mobiles extérieurs. Les premiers peuvent se résumer par un seul mot : l’attrait, le plaisir de l’action, la satisfaction donnée au besoin de mouvement physique ou intellectuel, au besoin d’expansion et de vie, et dans lequel il faut comprendre aussi l’entraînement, l’imitation réciproque, l’excitation du mouvement collectif. Parmi les mobiles extérieurs j’énumérerai : le plaisir moral de satisfaire les maîtres et les parents, le besoin légitime d’approbation, l’émulation, la vanité ; puis l’espérance et la crainte, l’espérance de la récompense promise, la crainte de la punition ; enfin le sentiment du devoir, la sagesse d’une utilité comprise : mobiles de valeur bien différents au point de vue moral, les uns bons, les autres mauvais… Quelque puissant que devienne parfois, à un moment donné, tel de ces mobiles, ils ont, en général, peu d’action sur les jeunes enfants, j’entends d’action soutenue, durable. L’enfant a bientôt fait de les perdre de vue, justement parce qu’ils sont extérieurs, en dehors de la chose, et que la chose présente domine et efface, par la préoccupation qu’elle impose, ce qui n’est pas elle-même. Il n’y a point, en ce qui concerne les jeunes enfants surtout, de moyen de contrainte efficace, à l’égard du travail intellectuel. L’attention ne se laisse pas contraindre ; elle se gagne. Je puis forcer mon petit élève d’être là, même de se tenir tranquille, peut-être d’avoir l’air d’écouter, mais non pas le forcer de comprendre. Si ce que je lui dis ne l’intéresse pas, il pensera à tout autre chose.

« Ceci bien compris, il me semble que la question est tranchée. Les exercices, — qu’on les appelle jeux ou travaux, il n’importe, — les exercices qui peuvent être réellement fructueux pour le développement des jeunes enfants sont ceux dans lesquels il est soutenu par l’attrait de la chose même, si vous préférez, en d’autres termes, ceux qu’il aime. Or, pour que l’enfant aime une occupation, il faut qu’elle soit en conformité avec sa nature : mouvementée, parce qu’il est remuant, variée, parce qu’il est mobile, mettant en action les sens, parce qu’il est sensitif. Il faut que l’activité n’aboutisse pas à la fatigue, par l’intensité ni par la continuité de l’effort. Généralement l’enfant préfère les exercices d’activité physique ; et cela est légitime, parce que le développement physique, à cet âge, est en avance sur le développement intellectuel, et que le mouvement est pour lui un besoin impérieux. Mais l’exercice de l’activité intellectuelle peut avoir aussi beaucoup d’attrait pour lui, selon les formes et les circonstances. Voyez, par exemple, un groupe d’enfants écoutant un joli conte, ou bien un de nos petits Frœbeliens dans l’entraînement de son travail, dessin ou broderie, ou construction : il jouit de ses combinaisons, de son effort même, et ne sent pas la fatigue.

« C’est cette activité attrayante que l’enfant appellera jeu. L’acceptez-vous ainsi ? Nous dirons que l’enseignement et l’éducation des enfants, surtout des jeunes enfants, doit se faire par les jeux. Ce sera répéter, sous une autre forme, que les moyens d’attrait sont seuls

puissants, à cet âge, et que les exercices devront s’adapter à la nature de l’enfant, à ses tendances, à ses besoins physiologiques et psychologiques.

« Remarquez enfin ceci : le plaisir que l’enfant peut trouver dans un exercice ou l’ennui qu’il y peut sentir sont choses beaucoup plus de forme que de fond. La même idée diversement revêtue sera rebutante et rejetée, ou agréable et accueillie avec empressement. La notion, sèchement formulée, sera indifférente pour l’enfant, qui n’en sent pas la valeur d’utilité, n’étant pas accessible à des considérations de cet ordre ; montrez-la sous une figure qui corresponde aux goûts du petit élève, elle plaira, il s’en emparera avec plaisir, se l’assimilera pour toujours. L’exercice aura la forme du jeu, l’intention et la valeur du travail.

« Sans doute, et j’en reviens à l’objection que j’avais présentée en commençant, sans doute il faut que l’enfant, graduellement, en arrive à recevoir l’enseignement sous une forme plus sérieuse, plus austère ; il doit s’habituer à l’effort, même pénible parfois, sous la pression des motifs de raison, de morale, de sentiment : mais tout cela est pour plus tard, et on n’y arrivera que lentement. Le mobile d’attrait n’aura pas perdu sa valeur ni son rôle prépondérant ; mais le jeune élève, son intelligence se développant, arrivera à trouver l’intérêt dans la connaissance elle-même et dans l’acquisition de la notion, dans la curiosité satisfaite, dans le fond, non plus seulement dans la forme. Alors la plupart du moins des exercices n’auront plus cet aspect de jeu qui serait hors de saison, et ils n’en auront pas moins cette puissance d’excitation qui soutient et récompense l’effort. Mais, je le répète encore, c’est l’affaire des années et des lents progrès. Donc avec les petits, nul scrupule d’austérité déplacée : la forme de jeu est celle que doivent revêtir les exercices, quel que soit le sérieux du fonds. »

Depuis, Jean Wintsch et ses collaborateurs, à l’École Ferrer, à Lausanne, se sont inspirés des travaux de Robin et de Delon.

Une pédagogue italienne, Mme Montessori, s’est inspirée de Seguin pour créer un matériel de jeux éducatifs. Beaucoup de bruit a été fait autour de la « Pédagogie scientifique » de Mme Montessori. Des pédagogues révolutionnaires, trop enclins à admirer ce qui est nouveau ou le paraît, ont loué cette pédagogie. La grande presse elle-même, y compris l’Humanité, a chanté les louanges des procédés de Mme Montessori. Certes, cette pédagogue a eu le grand mérite de défendre la liberté de l’enfant, mais il faut bien dire que Mme Montessori — dont la méthode fut d’abord appliquée dans un couvent — a de la liberté une conception religieuse qui n’est pas la nôtre. D’abord, Mme Montessori a décidé que les enfants devaient apprendre ce qui est indiqué dans les programmes officiels. Mme Montessori n’a nullement cherché ce qui pouvait intéresser intrinsèquement les enfants aux divers âges, ni ce qui pouvait le plus favoriser leur développement. Le matériel imaginé par Mme Montessori pour les exercices sensoriels est trop abstrait et ne présente pas assez d’intérêt à l’enfant. Mme Montessori enseigne trop tôt la lecture, l’écriture, le calcul, en se servant de procédés qui ne tiennent pas suffisamment compte des données actuelles de la psychologie. Certes l’enfant jouit d’une certaine liberté dans les écoles Montessori : il peut choisir entre de multiples jeux éducatifs, mais nulle possibilité pour lui de faire ce choix en dehors des limites que lui impose le matériel.

Imaginez un enfant placé dans une salle à manger, face à un beau jardin ; un éducateur vient, met à sa portée des confitures, du fromage, du beurre, des poires qui ne sont pas mûres, de la viande, du pain, des gâteaux, et lui dit : « Choisis, tu es libre de manger tout ce que tu voudras. » Hé non ! L’enfant n’est pas libre, il aperçoit dans le jardin des groseilles bien rouges, bien