Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/514

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
JEU
1122

luttes que se livrent des forces rivales d’Autorité, toutes ambitionnant d’atteler à leur char de domination la jeunesse de leur temps. L’enjeu en vaut la peine ; il est aisé d’en mesurer la valeur.

Désireux de s’annexer l’âme de la jeunesse, l’Église y emploie ses moyens de séduction les plus captivants. Elle s’adresse à l’imagination des jeunes portée sans grand effort à l’exagération, voire à l’extravagance ; elle fait appel aux instincts puissants qui poussent la jeunesse à se dépenser en gestes généreux, en actions magnanimes ; elle ne néglige pas les desseins de prospérité et de succès que les jeunes forment impulsivement ; elle recrute, parmi les plus mystiquement exaltés, les apôtres qui porteront haut et feront resplendir le flambeau de la Foi ; elle enrégimente aussi ceux qui, paresseux et médiocres, formeront le personnel ecclésiastique qui encadre la masse croyante et pratiquante.

La société civile n’apporte pas moins d’ardeur à accaparer les forces mêmes de la jeunesse. Ayant partie liée avec les bénéficiaires du régime capitaliste dont il n’est que l’expression politique, l’État adresse, lui aussi, à la jeunesse ses invitations les plus engageantes, ses promesses les plus ensorceleuses, ses sollicitations les plus séduisantes. Aux uns, il offre l’accès des professions libérales ; aux autres des situations enviables dans le commerce et l’industrie ; à tous, il propose, dans l’Armée, la Magistrature, la Police, l’Enseignement, les Administrations publiques, une carrière qu’on peut qualifier de tout repos : avancement garanti, traitement appréciable et progressif, retraite honorable, situation sans tracasserie ni inquiétude sous le signe de l’obéissance aux chefs et de l’observation des règlements.

Ainsi s’emplissent, chaque année, les sacristies et les couvents des milliers et des milliers de jeunes gens que l’Église destine à devenir les pasteurs sous la houlette desquels paîtront les innombrables brebis qui composent le troupeau. Ainsi, chaque année, les Facultés et les Grandes Écoles alimentent le corps social du matériel humain que nécessite son organisation compliquée : industriels, commerçants, ingénieurs, techniciens, spécialistes, porte-galons, porte-hermine, porte-plume, gens de police et de mouchardage, corps enseignant, avocats, avoués, notaires, huissiers et, enfin, fonctionnaires de tous poils et de toutes plumes, toute cette multitude précipitée pêle-mêle, sans tri préalable, les uns pourvus de diplômes et parchemins, comme l’âne chargé de reliques, les autres recommandés, protégés, pistonnés, fonctionnaires de gestion et surtout d’indigestion.

Quant à la jeunesse qui n’a poussé ses études que jusqu’au certificat d’études primaires, elle peuple les champs et les usines, les chantiers et les ateliers, les fabriques et les manufactures, les gares et les bureaux, les magasins et les boutiques, les hôtels, les cafés et les restaurants. Les bribes d’instruction qui lui ont été parcimonieusement départies, les éléments de morale qui lui ont été enseignés à l’école et dans la famille, le travail peu rétribué et sans attrait qu’elle exécute, la vie abrutissante qu’elle mène et que n’élèvent point, tant s’en faut, les divertissements qu’elle trouve au cabaret, au cinéma, au dancing et dans les réunions sportives, toutes ces circonstances en font les serfs dociles du Capital et les sujets obéissants de l’État : bons soldats, bons citoyens, bons travailleurs, bons contribuables et bons électeurs.

Les profiteurs du Régime estiment que tout va bien ainsi, que chacun est à la place qui lui convient et a le sort qu’il mérite ; ils trouvent que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes et leurs vœux seraient entièrement exaucés s’ils avaient la certitude que la jeunesse restera demain ce qu’elle est aujourd’hui : ignorante. disciplinée, soumise, résignée. Ce qui trouble la digestion et le sommeil de ces profiteurs,

c’est que, dans une fraction infime encore mais pourtant appréciable de la jeunesse, un nouvel état d’esprit s est fait jour et se propage. Jeunes bourgeois et jeunes ouvriers, un certain nombre ont compris l’iniquité fondamentale qui se trouve à la base de la société actuelle et en pourrit toutes les institutions. Ils étudient, ils réfléchissent, ils discutent. Ils sont travaillés par l’idée d’émancipation dont ils trouvent l’expression dans les journaux qu’ils lisent et dans les propagandistes qu’ils écoutent. Ils saisissent au fond d’eux-mêmes, dans les replis intimes de leur pensée, l’adhésion qu’ils s’apprêtent à donner aux thèses de libération du travail et d’affranchissement des cerveaux.

Chez certains, la conviction est déjà faite. Chez les autres, elle ne tardera pas à succéder à la crise d’aspirations vagues, d’hésitation, de flottement, d’incertitude qu’ils traversent. Les jeunes gens dont je parle sont déjà assez nombreux pour qu’ils aient songé à se grouper entre eux. Ils ont constitué des Jeunesses Syndicalistes, des Jeunesses Socialistes, des Jeunesses Communistes, des Jeunesses Anarchistes. Ils ne s’isolent pas de leurs aînés ; ils restent, au contraire en liaison avec eux et militent avec eux. Mais ils s’entendent mieux entre jeunes ; certaines besognes de propagande et d’action auxquelles boudent les hommes d’un âge plus avancé conviennent à leur impétuosité et à leur besoin d’exercice physique. Jeunes les uns et les autres, ils rivalisent de zèle, d’empressement et de ferveur. Ils puisent dans les multiples et puissants ressorts qui sont l’apanage de la jeunesse l’énergie et l’endurance qu’exige la différence de leurs idées. Il arrive parfois que, emportés par cette témérité, cette fougue, cette intrépidité que modèrent chez leurs aînés l’âge et l’expérience, ils se laissent aller à entreprendre une action en disproportion avec les ressources et la force numérique dont ils disposent. Mais il n’est pas mauvais qu’ils acquièrent, même à leurs dépens, l’expérience qui les guidera dans les combats futurs. Ces escarmouches, dussent-ils en sortir momentanément battus, constituent une gymnastique qui leur est salutaire, un entraînement qui leur est profitable. Ils sont heureux et ils se sentent fiers de s’être évadés de cette jeunesse frivole, indifférente, sans conception sociale, sans cœur et sans volonté qui, sans Idéal, ne vit que pour boire, manger, travailler, dormir et s’amuser. Eux, ils dorment, boivent et mangent, parce que ce sont là des nécessités inexorables et ils travaillent, parce que le travail assure leurs moyens d’existence ; ils se divertissent parce que la jeunesse a besoin de se récréer, mais, pour eux, les heures les meilleures, les seules qui leur soient douces et dont ils conservent précieusement l’agréable souvenir, ce sont celles qu’ils consacrent à poursuivre, par la lecture, la discussion et la méditation, leur culture personnelle et celles où, après s’être ainsi fortifiés dans leurs convictions, ils vont tenter de communiquer à la jeunesse au milieu de laquelle ils vivent la flamme qui les dévore et entretient chez eux le feu sacré.

Je m’excuse de me citer moi-même. Je cède à la tentation de le faire, en plaçant sous les yeux du lecteur l’Appel aux Jeunes Gens paru dans le Libertaire à la date du 3 septembre 1926. La lecture de cet article fera comprendre quel est l’esprit qui anime les anarchistes à l’égard des jeunes gens, et dans quels termes ils font auprès de ceux-ci du prosélytisme.

Le lecteur saisira l’opposition qui existe entre le langage tenu par les libertaires et le langage tenu par les partis politiques : ceux-ci cherchant avant tout à recruter de futurs électeurs et à les enrégimenter ; ceux-là voulant uniquement les libérer des préjugés et de la routine et préparer une jeunesse résolue à ne reculer devant aucun sacrifice pour s’élever jusqu’à la pratique de la liberté.