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Ainsi que des calebasses légères flottent d’innombrables têtes sur l’océan des valeurs humaines ; le souffle des tyrans les fait s’entrechoquer comme des jouets d’enfants… — Stephen Mac Say.


JOUG n. m. C’est la pièce de bois qu’on place sur la tête des bœufs pour les attacher. Au figuré joug a le même sens que domination. Avant 1789, le roi faisait peser sur les seigneurs devenus ses vassaux le joug de sa puissance et les seigneurs faisaient peser sur les manants le joug de leur domination. De nos jours, les titres de rente ayant remplacé les titres de noblesse, l’aristocratie de l’argent impose son joug à la roture ouvrière. Lasse de subir l’autorité des nobles, la bourgeoisie a secoué le joug. Sans être prophète, on peut prédire que le prolétariat finira par secouer à son tour, le joug sous lequel les détenteurs de la richesse tiennent les masses travailleuses.


JOURNALISME n. m. Très peu de gens sachant lire autrefois, c’est par la parole surtout qu’on endoctrinait les simples ; d’où l’importance attachée par le prêtre et ses pareils à l’art de persuader oralement. Aujourd’hui, près du grand nombre, le discours a cédé la place au journal, vrai maître de l’opinion. L’éditeur de la première gazette française, Théophraste Renaudot, le protégé de Richelieu, ne soupçonnait point assurément l’importance future de son innovation. Sans remplacer l’éloquence, les journaux eurent un rôle déjà considérable pendant la Révolution ; et les plus violents ne furent pas toujours les plus avancés, comme on le croit communément. Si Marat publiait l’Ami du Peuple, Hébert le Père Duchêne, la droite déversait sa rage dans les Actes des Apôtres et le Petit Gauthier, qui voulait régénérer la nation dans un bain de sang. Malgré le silence forcé de l’Empire et les tracasseries de la Restauration, l’influence des feuilles périodiques ne cessa de croître au cours du xixe siècle ; le succès obtenu par la Lanterne, sous Napoléon III, est resté légendaire. Un Ranc, un Maret et d’autres esprits loyaux honorèrent le journalisme à une époque plus voisine de la nôtre. Une Séverine y brille comme un anachronisme. Car depuis la guerre, hélas ! les journalistes sincères et dignes, militants probes et écrivains passionnés pour les causes justes sont devenus rarissimes, et la presse d’avant-garde est seule d’ordinaire à s’élever contre l’injustice ou la tyrannie. Financiers, prêtres, politiciens malpropres se sont en effet rendus compte de l’action profonde exercée par les journaux ; comme les millions ne leur manquaient pas, ils ont acheté méthodiquement ceux qui étaient à vendre et de préférence les organes avancés. A l’heure actuelle l’accaparement de la presse — voir ce mot — par les puissances de réaction, son asservissement presque total sont, en France, chose accomplie. Cinéma et radiophonie, jugés eux aussi de précieux auxiliaires pour la diffusion des idées, sont en passe d’être escamotés de même façon. Distributeurs d’opinions toutes faites, à l’usage du peuple ou de la bourgeoisie, les journaux s’avèrent l’une des plaies du monde contemporain. D’un instrument qui permettait de libérer les cerveaux en diffusant la lumière, nos dirigeants ont fait un immense éteignoir, d’où fuse quotidiennement l’âcre fumée du mensonge et de la calomnie. Au peuple l’on destine la grande presse d’information, empoisonneuse habile qui s’affirme impartiale pour corrompre plus facilement. Traîtresse et perfide, elle dissimule son venin sous les formes innocentes du fait-divers, de la dépêche impersonnelle, de l’interview, de la relation objective. Le miel de la surface dérobe, au lecteur ordinaire, la nocivité du produit qu’il avale chaque matin. Discrète ou silencieuse lorsqu’elle craint de peiner ces messieurs de la banque, du gouvernement et de l’évêché, elle invente à

plaisir dès qu’il s’agit de vilipender les causes généreuses et les esprits libres. En deux lignes dissimulées à la fin, elle démentira les calomnies qui occupaient trois colonnes de sa première page, moins de quinze jours avant. Pour détourner l’attention des affaires sérieuses, elle montera en épingle les déboires d’un amoureux et les meurtres des Landrus grands ou petits ; tout barbouilleur devient pour elle un homme de talent, un digne citoyen, s’il s’applique à détruire la race honnie des mécréants. Les journaux dits « d’opinion », thuriféraires patentés d’un homme ou d’un parti, s’adressent de préférence à la bourgeoisie et aux professionnels de la politique ; ils indiquent les idées qu’il faut croire, les sentiments qu’il convient d’adopter, fournisseurs de pensées confectionnées d’avance comme d’autres le sont de robes ou de vestons. Et beaucoup de citoyens même très diplômés, les suivent simples girouettes que l’on tourne et retourne à volonté. Sur un ton doctoral autant que narcotique, des sorbonards, des académiciens, des parlementaires gâteux conseillent de s’en tenir à la rigide orthodoxie et aux préjugés saugrenus de nos pères. Mais qu’il s’agisse du Temps ou du Matin, que l’auteur soit illustre ou obscur, dans la presse « d’information » comme dans celle « d’idée », c’est la direction qui d’avance impose la conclusion des articles insérés. A la boîte aux ordures le papier qui s’écarte du credo professé dans la maison, même et surtout s’il émane d’un esprit puissant ou engendre la conviction. De simples porte-plumes, des machines à pondre une prose au goût du patron, voilà ce qu’on a fait des journalistes, autrefois fiers de leur profession comme d’un sacerdoce. Combien pourtant doivent souffrir en soumettant leur copie au chef tout-puissant, mais borné d’ordinaire et ignare, instruit seulement des visées mercantiles ou politiques des bailleurs de fonds. Art, poésie, vérité, justice sont bagatelles insignifiantes pour ce majordome, il connaît seulement la consigne donnée par les maîtres qui le placèrent là ; et inexorablement il biffe toute pensée indépendante, menaçant de renvoi le scribe assez imprudent pour tenir compte de ses convictions personnelles. En fait de beauté littéraire, il n’apprécie que les formules insipides d’un style sans originalité : insignifiance des idées, banalité de l’expression, voilà ce qu’il exige de ses domestiques. Jette à ces malheureux — les pires peut-être des esclaves parce qu’ils livrent, enchaînés, leur cerveau — la pierre qui voudra ; pour moi, frôlé à maintes reprises par l’aile sombre et glacée de la faim, sachant ce qu’il en coûte de choisir l’aléa d’un lendemain sans espérance, je ne m’en sens point le courage. Puis j’en ai connu et pauvres et jeunes et pleins de talent qui, plutôt que de souiller leur plume, l’ont brisée. Comme j’aurais voulu avoir la toute-puissance que les croyants prêtent à leur dieu, pour témoigner à ces héros mon affection sans bornes. Qui dira par contre le degré d’abjection de ces larbins, décorés, satisfaits, chiens de garde des profiteurs, dont les appointements princiers ont la couleur sanguinolente des deniers de Judas. Et le prêtre leur promet en surplus entrée gratuite au paradis ! Chaque matin, en passant à la caisse, ils prennent le mot d’ordre émané des officines ministérielles ou financières ; disposés d’avance à pourfendre ceux qu’ils cajolaient hier, à renier leurs anciens serments, à trahir toutes leurs convictions, si l’exigent les commanditaires. Une idée leur semble bonne dès qu’on la paye largement, eût-elle pour conséquence la misère ou la mort de milliers d’êtres humains ; et, dût-il conduire un innocent à l’échafaud, le silence leur paraît légitime quand on l’achète au prix fort. D’où ces incroyables conversions qui, dans une brusque volte-face ou par de savants détours, permettent à un journal de s’endormir dans l’opposition et de se réveiller gouvernemental. Pour que se taisent les grands quotidiens radicaux, il