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sérieuses difficultés et, néanmoins, s’affirme, après examen, comme contenant une part de vérité. En fait, le jugement suppose l’activité analytique et synthétique de l’esprit tout entier, mais tantôt c’est de l’entendement surtout que résulte l’adhésion, ainsi lorsqu’il s’agit de vérités mathématiques ; tantôt c’est du sentiment et de la volonté, lorsqu’il s’agit d’opinions morales, religieuses, politiques par exemple. D’autre part si le jugement suppose association des idées, il implique quelque chose de plus, à savoir la perception et l’affirmation d’un rapport entre les idées associées.

On peut diviser les jugements, au point de vue de la quantité, en singuliers, généraux ou particuliers, selon que le sujet est un seul individu, une classe d’individus ou une partie seulement d’une classe. Au point de vue de la qualité, les jugements sont affirmatifs ou négatifs, suivant qu’ils affirment ou nient l’attribut du sujet. Au point de vue de la modalité, le jugement contingent affirme un rapport qui pourrait ne pas être, le jugement nécessaire un rapport qui ne peut pas ne pas être. Au point de vue de la relation entre le sujet et l’attribut, signalons la distinction kantienne des jugements analytiques et des jugements synthétiques. Le jugement est analytique lorsque l’attribut est extrait du sujet par analyse : cinq est égal à deux plus trois ; le jugement est synthétique lorsque l’attribut est ajouté au sujet dont il ne fait pas partie : ce corps est chaud.

L’étude du jugement et de la proposition qui l’exprime, constitue l’une des parties de la logique formelle. Mais alors que la psychologie expérimentale nous dit comment le jugement s’effectue et s’intéresse aux formes pathologiques de cette opération, la logique se borne à indiquer les conditions idéales que l’esprit doit remplir pour rester d’accord avec les principes directeurs de la connaissance. La première a les caractères d’une science positive, la seconde ceux d’une science normative, d’un art qui se propose un but pratique. On peut difficilement exagérer l’importance du jugement ; il constitue l’acte essentiel de l’intelligence et intervient, du moins sous une forme spontanée, dans l’ensemble des fonctions mentales : perception, souvenir, abstraction, généralisation, raisonnement. — L. B.

JUGEMENT. Faculté de l’entendement qui compare et qui juge, le jugement implique la connaissance exacte des faits soumis à la comparaison et la possession d’un discernement basé sur certains principes clairs, solides et vérifiables. Cette rencontre de la connaissance et du discernement est beaucoup plus rare qu’on ne le suppose. Tantôt, c’est la compréhension exacte des notions et faits sur lesquels le jugement est appelé à s’exercer qui, faisant plus ou moins défaut, s’oppose à une comparaison judicieuse ; tantôt, c’est la faculté de discernement qui, n’étant pas appuyée sur des principes suffisamment précis, stables et contrôlés, enlève au jugement tout ou partie des éléments qui lui sont indispensables. Si je suppose une personne ayant grandi dans le cadre étroit et strictement fermé des croyances religieuses, j’ai la certitude que, le jour où les circonstances appelleront cette personne à concevoir un jugement dont la matière dépassera ce cadre, elle en sera incapable. Car juger, c’est avant tout comparer et, comparer, c’est connaître les idées ou les faits entre lesquels la comparaison doit être établie. Si je suppose une autre personne née et ayant constamment vécu dans l’opulence, n’ayant jamais eu sous les yeux le spectacle de la gêne, de la privation ou de l’indigence, il est certain que, dans le cas où cette personne arrive à porter un jugement sur une action déterminée par la pauvreté, ce jugement sera faussé par l’absence de l’élément de comparaison nécessaire à tout jugement sain et judicieux. Enfin si je suppose deux personnes professant sur la guerre deux principes opposés et, sou-

vent a priori, par exemple l’un exaltant la guerre et l’affirmant nécessaire et féconde, tandis que l’autre la condamne et la proclame une folie criminelle, il est évident que, basé sur des principes contradictoires, le jugement de ces deux personnes se prononcera de façon opposée.

De ce qui précède, il résulte que l’ensemble des conditions nécessaires à un jugement loyal, sagace et motivé sont rarement — nous pourrions dire jamais, considérant l’absolu — réalisées. Seule, une minorité restreinte s’en rapproche et fournit des jugements acceptables sous réserve. Et Voltaire pouvait dire :

« Les hommes ne méritent certainement pas qu’on se livre à leur jugement et qu’on fasse dépendre son bonheur de leur manière de penser. »

Cette méfiance avertie n’a rien de surprenant ; car le jugement est, en fait, l’opération essentielle et la plus complexe de l’intelligence. Cette opération implique le concours de la compréhension et de la mémoire, de la compréhension qui saisit et note le fait et de la mémoire qui l’enregistre et le classe pour permettre la comparaison. Comme toute faculté, le jugement se développe et s’affermit ; il devient, petit à petit, l’habitude d’apprécier sainement les choses ; c’est le sens exercé, perfectionné par la pratique.

Bien qu’un très petit nombre d’individus soient pourvus d’un jugement que l’on peut appeler éclairé, le monde fourmille de gens qui, à tort et à travers, apprécient, tranchent, louent ou blâment sans hésitation et formulent sottement un jugement qu’ils croient définitif sur des choses qui leur sont étrangères. C’est de la masse incohérente de ces jugements bornés, stupides, qu’est formée l’opinion publique (voir ce mot). La grande, la moyenne et la petite presse, à l’exception de quelques journaux et revues d’opinion avancée, vit de ce ramassis disparate de jugements hâtifs, d’appréciations inconsidérées, de conclusions s’inspirant des préjugés les moins défendables.

Le mot « Jugement » est fort employé dans le vocabulaire juridique. Un jugement est, par définition, le fait du Juge et le Juge, celui qui rend des jugements. Tous ceux qui, dans le corps social, organisent ou distribuent la « justice », savent quel cortège d’erreurs accompagne les jugements rendus. C’est pourquoi le législateur a prévu et institué toute une superposition d’instances qui ont pour objet de réviser, de rectifier, de réformer, d’annuler, de casser ou de confirmer les jugements prononcés par les diverses juridictions. Le fabricant de lois — qu’on me pardonne cette expression, mais n’est-elle pas exacte ? — espère que le jugement rendu en première instance empruntera à cette échelle méthodique de sentences, d’arrêts et de décisions, une autorité de plus en plus grande et un caractère croissant de certitude. Il n’en est rien. Au jugement en dernier ressort autant qu’aux précédents, il manque cette base solide qui implique et la connaissance certaine des mobiles qui ont engendré les faits à apprécier et les fins qu’ils avaient en vue, ainsi que l’existence des principes indiscutables dont l’application détermine le jugement lui-même. Si pénétrant, si subtil que soit le juge, il ne possède aucun appareil de précision lui permettant de se livrer à des investigations sûres dans les arcanes profondes et parfois mystérieuses de la conscience humaine. Quel est l’observateur, le psychologue qui peut, sans outrecuidance, se flatter de connaître à fond le mécanisme délicat et compliqué des ressorts qui ont mis en mouvement les actions sur lesquelles le jugement est appelé à se prononcer ? A la lumière de quels principes précis, solides, irréfragables, l’observateur fût-il incomparable, acquerra-t-il l’assurance de ne pas commettre d’erreur ? Je pourrais multiplier ici les questions de ce genre ; toutes les réponses entraîneraient cette conclusion : « personne n’a le droit de juger son