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JUG
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siège vacant l’avocat ou l’avoué, le plus ancien d’entre ceux qui sont présents à l’audience.

Il n’y a pas des juges uniquement civils et des juges uniquement correctionnels. Cette division des juges en deux espèces différentes serait cependant logique.

Mais les deux compartiments ne sont séparés par aucune cloison, les juges sont interchangeables et soumis au roulement.

Les fonctions de juge sont incompatibles avec les fonctions ecclésiastiques, avec le négoce. La parenté jusqu’au degré d’oncle et de neveu constitue un autre genre d’incompatibilité pour l’admission de deux juges dans le même tribunal. Ils ne peuvent se charger de la défense des parties ; il leur est défendu de « devenir cessionnaires de procès ou de droits litigieux et de se rendre adjudicataires des biens dont la vente se poursuit devant leur tribunal »… Parmi les prérogatives des juges, citons : « l’inviolabilité dans l’exercice de leurs fonctions ; le droit de commander, au nom de la loi, à tous les citoyens ; la préséance sur les justiciables dans les actes et cérémonies publiques ; enfin le droit d’imprimer l’authenticité aux actes émanant d’eux. » Les juges sont inamovibles. Ce principe a été posé par la Charte de 1814. L’inamovibilité est une garantie qui a pour but de préserver ou protéger l’indépendance du juge. L’inamovibilité du juge peut être suspendue par une loi et l’histoire nous enseigne que, dans les heures de crise, la politique a incliné le pouvoir central vers ce triste expédient ; mais ces coups d’éclat sont des moitiés de coups d’État.

[Une récente mesure a supprimé dans maints arrondissements un tribunal qui ressemblait trop à un avocat sans causes ; les juges de ce tribunal ont été transférés au tribunal départemental où, en attendant que la réforme s’égalise et se généralise avec le temps, ils tiennent chaque semaine une audience pour juger les affaires provenant de leur ancienne circonscription judiciaire].

Pour les attributions et les actes des juges, voir aussi : jugements, juridiction, jurisprudence, etc.

Si exceptionnel soit le juge, si vaste soit sa compétence et si ferme sa droiture, et quelque conscience et quelque haute conception qu’il ait de son rôle, et portât-il sa fonction au niveau d’une mission, son œuvre n’en sera pas moins relative, contingente et hasardeuse et entachée d’injustice. Le microscope ne permet pas d’apercevoir ce qu’on appelle l’âme des choses, cet équilibre mystérieux de molécules qui obéissent à des lois de gravitation encore inconnues de nous. Le juge, quand il décide, n’a jamais rassemblé toutes les raisons de décider. Quand il condamne il n’a jamais pénétré dans les arcanes de cette tête sur laquelle la condamnation va tomber. Il ignore, il ne peut savoir quelles lois psychiques, quelles influences ataviques ont mû les rouages de cet automate inconscient, de cet être suborné par la nature ou déformé par l’éducation.

La justice et le droit cherchent à s’unir. L’un et l’autre sont des compromis entre la violence et la récrimination avide elle aussi, aveugle parfois, égoïste presque toujours, qu’ils apaisent et, si sa soif mérite satisfaction, qu’ils abreuvent.

La force prime toujours le droit, mais le droit doit briser la force. « Un arrêt même médiocre est excellent », disait un conseiller sceptique, car il termine un procès. Puissent-ils, autant qu’ils existent, finir bien. Peut-être — si l’on peut dire — est-il heureux pour lui que l’accoutumance aplanisse chez le juge la terreur de se tromper. Quelle redoutable mission que celle de juger ! Pour un juge sincère et demeuré sensible, ou seulement conscient de ses redoutables interventions, quel tourment angoissant que d’oser juger ! — Paul Morel.



Sous l’ancien régime, on appelait juges royaux, par

opposition aux juges des seigneurs, ceux qui rendaient la justice au nom du monarque. Dans quelques provinces méridionales, on appelait juge-mage — ou mage — et, dans certaines localités, grand-juge, le premier juge du tribunal. En Languedoc, juge-mage était le titre du lieutenant du sénéchal. Le juge d’armes était un officier royal connaissant des différends relatifs au blason et tenant registre des personnes ayant droit aux armoiries… Juge était aussi le titre des magistrats suprêmes qui, de Josué à Samuel, gouvernèrent le peuple juif. Le livre des Juges (ou les Juges) est le septième livre de l’Ancien Testament relatif à cette période… En mythologie, devant les Juges des Enfers — Minos, Eaque et Rhadamanthe — comparaissaient les hommes en quittant la vie…


JUGEMENT n. m. (du latin judicium). Dans le langage ordinaire, jugement est synonyme de bon sens. Un homme de jugement, c’est quelqu’un qui suit, sans excès, les manières de voir, de penser et d’agir de l’époque, qui ne détonne pas par son originalité, qui n’a rien d’un révolutionnaire ou d’un anarchiste. Mais au point de vue philosophique, jugement a un sens bien différent. Il consiste essentiellement dans la perception et l’affirmation d’un rapport. Soit le jugement : la neige est blanche ; ce jugement suppose que l’esprit a saisi une relation entre la neige et la blancheur et que cette relation il l’affirme comme réelle. De même que l’idée se matérialise dans le terme, de même le jugement s’exprime par la proposition. Comme toute proposition contient deux termes, un sujet et un attribut, reliés par le verbe être, de même le jugement contient toujours. deux idées associées ou disjointes par l’esprit ; il implique, on l’a dit bien souvent, une analyse entre deux synthèses. Si je me promène dans la campagne et que j’aperçoive une tache sombre qui s’agite, j’aurai alors une vue synthétique globale qui manque de précision ; je m’interrogerai ensuite pour savoir s’il s’agit d’un buisson, d’un animal ou d’un homme, d’où une analyse qui me permettra de vérifier certains détails et de me faire une idée plus précise ; enfin, mon opinion fixée, je procéderai à une nouvelle synthèse, claire et nette celle-ci, en déclarant par exemple : je vois un homme. Mais il ne suffit pas que l’esprit perçoive un rapport, il faut encore que, ce rapport, il l’affirme comme possédant une existence réelle hors de l’esprit. Le jugement implique adhésion à une pensée que l’on estime vraie ; il pose donc le problème de la croyance, entendue au sens psychologique du mot. Parfois l’adhésion est totale, exempte de restriction, c’est la certitude ; parfois les motifs d’affirmer, ou de nier, paraissent équivalents, c’est le doute ; entre ces deux états se place l’opinion dont les nombreux degrés s’étagent en une longue gamme depuis la quasi-certitude jusqu’au quasi-doute. Pour Spinoza, l’idée n’est pas comme une peinture muette sur un tableau, c’est en elle-même qu’elle contient une puissance d’affirmation qui s’impose lorsqu’elle n’est pas contredite ; le jugement aurait donc sa raison d’être profonde dans l’intelligence. D’après Descartes et Malebranche, il relèverait plutôt de la volonté. « Par l’entendement seul, écrit Descartes, je n’assure ni ne nie aucune chose, mais je conçois seulement les idées des choses que je puis assurer ou nier… Assurer, nier, douter sont des formes différentes de la volonté. » L’entendement se borne à proposer les idées ; c’est la volonté qui accepte et juge ; l’erreur provient de la disproportion entre l’entendement et la volonté.

A la volonté, Pascal associe étroitement le sentiment, le cœur, les passions, l’intérêt, cet instrument qui permet si aisément de se crever les yeux. Pour les associationnistes, le jugement se bornerait, au contraire, à un rapprochement mécanique d’idées, à une simple association. Chacune de ces conceptions soulève de